30/07/2011
La Semaine Sainte (7/10)
Premier chapitre
Chapitre deux
Chapitre trois
Chapitre quatre
Chapitre cinq
Chapitre six
Ils l'ont traîné jusqu'à l'autel, lui ont plaqué le visage dessus et ont tiré treize coups. Je les ai comptés. Son frère a couru jusqu'à l'autel aussi, et ils l'ont tué d'un coup de feu ; leur mère à tout deux, à son tour... elle a reçu ses fils dans ses bras, un de chaque côté, avant de mourir. Le massacre a duré quatre heures. J'ai vu mourir cinquante personnes ce jour-là. J'ai cru que cette église serait ma tombe.
Jeudi Saint. Il tombe des seaux. Sophie et Daniel attendent sur le perron d'une petite maison de banlieue, dans un village où chaque façade est la copie conforme de sa voisine. Ici, on échappe cependant aux nains de jardins barbus, armés de pelles et de brouettes, que le fils de Viviane avait en sainte horreur. On guette avec impatience, sous la pluie, que la porte s'ouvre. Une silhouette a bougé derrière les verres cathédrales. Un verrou tourne. Viviane apparaît, les cheveux grisonnants tirés en un chignon serré dont s'échappe une mèche plus blanche, un chandail vert passé sur ses épaules, les pommettes rouges et un gentil sourire aux lèvres. Sophie n'a jamais vu Viviane Descours sans son sourire. Elle a toujours l'air d'embrasser tout l'univers. Demain, après la messe d'enterrement, c'est elle qui consolera les affligés, songe Daniel avec une soudaine et inexplicable brûlure dans les yeux.
Elle les a invités dans un petit salon, ils s'assoient dans des fauteuils de cuirs verts ; elle leur propose un thé, retourne le chercher dans la cuisine. Un jeune prêtre souriant au mur, seul souvenir de famille. Il n'y a pas eu de père, ici non plus. Seulement une erreur de jeunesse, pardonnée, assumée, transcendée, et la fierté immense d'une mère convertie pour un fils qui la dépasse. Viviane Descours ne croira jamais en la culpabilité de son Raymond, Daniel en a maintenant la certitude. Son regard erre dans le salon, des rideaux de velours verts au tapis usé, vert lui aussi. Un vert sombre, qui donne à la pièce blanche et au plancher clair un air plus ancien. Tout est fait pour que le sapin se trouve merveilleusement appareillé quand approche Noël. Viviane revient, pose en silence le plateau sur la table basse de verre, sourit aux deux invités et salue avec une gentillesse sincère Sophie. Faut-il lui parler de ces rumeurs sur Internet, des accusations portées entre les mots par Sentignac, faut-il meurtrir d'avantage le cœur déjà blessé ?
- Et votre ami est journaliste ?
- Oui, je travaille pour Fenêtre.
- Vous êtes ici pour me parler de Raymond ?
- Oui...
- J'ai vu sur un site internet qu'on ne dit pas que du bien de lui, en ce moment.
Elle verse le thé doucement, mais son sourire a disparu, remplacé par une ride sur son front lisse. Daniel croise les jambes avec embarra, jette un regard suppliant à Sophie.
- Nous n'y croyons pas du tout, madame. Comment pourrions-nous ? Ce sont juste des racontars...
- J'ai reçu la visite d'un inspecteur de police hier. Un monsieur très charmant, Varan, ou Varien...
- Varlin.
- Lui-même. Vous le connaissez ? Il m'inspire confiance.
- Que voulait-il ?
- Il voulait savoir si je connaissais un Jacques Trin... attendez, il m'a écrit son nom. Trindemart
- Pourquoi ?
- Parce que ce garçon... Yohan... avait l'air de lui en vouloir aussi. D'après ce que j'ai compris, il était professeur au collège Saint Augustin.
- Ce Jacques truc ?
- Oui. Yohan a vandalisé sa tombe le lendemain de son enterrement.
- Mais... On lui a demandé pourquoi il avait fait ça ?
Viviane a levé les épaules et secoué la tête, penchée sur le mot que lui a laissé Varlin. Elle s'est relevé vers Sophie en lui souriant.
- Il faut pardonner.
- A Yohan ?
- A tout ces gens, aussi... ils ne savent pas vraiment ce qu'ils font. Ils sont juste des pions, sur un échiquier.
- Vous savez... ce sont ses derniers mots. C'est ce qu'il a dit à Jean : pardonnez-lui. Mais il n'avait pas pensé à la suite.
Daniel joue avec sa tasse de thé, inutile. Un pion sur un échiquier. Si seulement il pouvait être la Tour, ou un Cavalier ! Mais est-ce que ça changerait vraiment grand chose ?
Viviane a pris la plateau, et retourne vers la cuisine.
- Attendez, je vais vous aider !
Les voilà tous trois à faire la vaisselle du thé, et tant qu'à faire du dîner de la veille. Il y a bien un lave-vaisselle, mais pour une femme seule, est-ce bien utile? Au-dessus du four, une jeune fille brune rit aux éclats derrière un verre taché de graisse.
- C'est quelqu'un de la famille ?
Viviane a arrêté son geste, l'éponge posée sur l'assiette, et regarde avec émotion la jeune femme de la photo.
- C'est Clémence.
Ses yeux redescendent vers ses mains, mais elle ne se remet pas pour autant à l'ouvrage. Sophie regrette déjà sa question ; elle ne voulait pas être indiscrète, mais il y a si peu de souvenirs de famille ici !
- C'était la meilleure amie de Raymond. Je me suis même demandée, à une certaine époque... Et puis elle est partie étudier ailleurs, et lui est entré au séminaire. Ils se sont un peu perdu de vue, mais je sais qu'ils s'écrivaient encore, de temps en temps.
C'est au tour de Sophie d'être troublée. Elle avale sa salive avant de demander encore, sur un ton de confidence :
- Et... qu'est-elle devenue ?
Madame Descours achève de laver l'assiette et la passe à Daniel pour qu'il la rince. L'eau coule, les couverts tintent au fond de l'évier ; mais Sophie n'entend que le silence. Ce silence qui arrive quand l'histoire se dénoue soudain en un brutal déchirement. Le silence qui suit la musique...
- Elle a été tuée l'année de son ordination. Des voyous dans une gare de banlieue.
Ils finissent de nettoyer l'évier en silence.
- C'était un premier juillet.
Pourquoi insiste-t-elle, se demande Daniel, qui déteste ces ambiances lourdes. Mais à ses côtés, Sophie a interrompu son geste, et jette un regard effrayé à Viviane.
- Vous n'avez pas connu Raymond quand il était jeune. Il était très différent. A votre âge Sophie, il était si enthousiaste et volontaire que rien n'aurait pu l'arrêter. Il ne savait parler que de Dieu, ne s'intéressait qu'à Dieu... Bien-sûr, il a du apprendre à écouter, à retourner aux basses réalités. Mais si étrange que cela puisse paraître, il n'avait rien d'un pragmatique à l'époque. Et Clémence, comme la plupart de leurs amis, était du même bois. Vivante, drôle, illuminée, mais pas faite pour cette vie. Des innocents dans un monde de guerre et de feu. Et ce monde les a rattrapés, elle en première. Je pense que c'est ce jour là qu'il a compris que le Royaume de Dieu n'était pas de ce monde. Et pourtant, il aura passé sa vie à le bâtir. Parce qu'il avait cette espérance en lui... Et je crois que ce feu, quand il est allumé, plus personne ne peut l'éteindre.
Ils sont maintenant dans la voiture de Daniel, et il leur faut bien quelques minutes pour oser rompre le silence qui a suivi les mots de Viviane.
- Qu'est-ce que tu en penses, toi ?
- Il ne nous en avait jamais parlé.
- Je pensais à l'affaire qui nous occupe.
- Ah.
- Elle est convaincue, mais elle n'a pas l'ombre d'un indice, et ne nous a pas apporté d'arguments en sa faveur, en dehors de son intime conviction. Mais j'ai rarement vu une mère qui ne croyait pas, du moins de prime abord, à l'innocence de son fils.
- Et ce Trindemart ?
- Tu peux appeler Erwan ? Demande-lui de chercher sur Internet tout ce qu'il trouve sur Trindemart et de l'envoyer sur mon adresse. Je te dépose et je retourne au bureau. Ah, et ensuite tu lui diras de joindre de ma part Maître Barrier, c'est l'avocat de Yohan. Il est au courant qu'on bosse ensemble. Demandez-lui une entrevue.
Renseignements pris, Erwan traînait son spleen à l'aumônerie, refuge des chômeurs en quête de sociabilité – ou d'un lieu de travail éloigné du domicile maternel. Depuis son retour du Liban, sa mère le couvre de sollicitude, sans doute un effet de la mort de son père ; une attitude confortable ou encombrante en fonction des jours. Il sirote un café en lisant le journal dans le vieux canapé défoncé de la salle de conférence.
- Alors, ça y'est, tu as déjà fini ce que te demandait Daniel ?
- C'est fait, cheftaine. Comment se porte Viviane Descours ?
Sophie hausse des épaules et s'assied dans le canapé, à la grande surprise d'Erwan. Lui reparlerait-elle ? Elle lui arrache presque le journal des mains.
- Qu'est ce que c'est ?
En Une, une photo de l'abbé Descours, de trois quart dos, devant La Tisse. Et le titre :
« 8 ans après, une victime se serait vengée ».
Elle fouille fébrilement les pages, mais Erwan l'arrête de force, et récupère le journal.
- Laisse tomber, laisse tomber.
- Mais qu'est ce qu'ils savent ? Il y a eu du neuf ?
- Je n'en ai pas l'impression. Peut-être... En tout cas, ils ne supposent plus. Ils assurent.
- Mais s'ils savaient quelque chose qu'on ignorait ? Je veux dire, on ne peut pas être les seuls à détenir la vérité !
- Tu crois en sa culpabilité, toi ?
- Je n'en sais rien. Après tout... Non, je ne sais pas. Tu as contacté l'avocat de Yohan ?
- Sa secrétaire m'a assuré qu'il allait me rappeler. Tu as été à la Messe ?
- Pas encore. J'ai turbiné ce matin...
- Il y a celle de la Catho, qui commence dans cinq minutes. Si tu veux...
A quoi bon, songe Sophie. Mais elle se lève malgré tout et suit Erwan, sans se rendre compte de l'acte de confiance qu'elle pose en mettant ses pas dans les siens.
*
- Vous êtes le stagiaire de Daniel Bristois ? Vous m'appelez au bon moment. Mon client vient de se suicider.
- Quoi ?
Ils sortent tout juste de la messe : Sophie, Jean et Erwan. La sonnerie a retenti alors qu'Erwan venait de rallumer son téléphone.
- Mais... il est encore vivant ?
- Tout juste. A l'hôpital. Sous surveillance. Nous pouvons nous rencontrer demain si vous le souhaitez...
- A quelle heure ça vous arrange ?
- Disons midi ?
- Il y a l'enterrement, monsieur.
- Ah. Et je suppose que vous vous y rendez.
- Bien-sûr.
- Et bien, vers 16h, je n'ai rien.
Le trio s'écarte de la foule qui se presse à la sortie de la chapelle universitaire. Une masse informe sous les platanes dégoulinant. Il pleut toujours et sans arrêt, une petite pluie froide qui imbibe tout insidieusement.
- Alors, alors ?
- Alors, Yohan a tenté de mettre fin à ses jours. Je verrais demain son avocat.
- Mais en attendant, on pourrait peut-être essayer quelque chose...
- Qu'est ce que tu veux dire, Jean ?
Les yeux de Jean se sont mis à pétiller : c'est un carré de ciel bleu brillant qui transperce soudain la grisaille de ce jeudi.
- Ludo est stagiaire dans cet hosto. Il commence à en connaître tout les coins. Et il est de garde ce soir.
- Qu'est ce que tu suggères ?
Sophie s'empresse ; Erwan est méfiant.
- On entre, on se faufile par les petits passages, on se glisse dans la chambre...
Erwan et Sophie éclatent de rire en même temps devant l'innocence et l'enthousiasme de Jean.
- Ben quoi ?
- L'avocat m'a dit qu'il était surveillé.
- Oh, vas-y, joue pas les rabats-joie !
- Et une fois qu'on l'a en face de nous, on lui dit quoi ?
- Euh, et bien, je suis sur que l'Esprit Saint saura nous inspirer...
- … des mots doux pour le convaincre de dire la vérité. Tu sais ce qui est génial avec toi ?
- Non ?
- Tu te démontes jamais.
- Alors on y va ?
L'hôpital, en soirée, est aussi éclairé qu'en plein jour. Mais seul le service des urgences ne désemplit pas ; les trois fouineurs font connaissance avec l'entrée de service. Ludovic leur jette de grands regards angoissés et leur a fait jurer de ne pas utiliser leurs découvertes à des fins journalistiques inavouables. Il marche dix mètres en avant d'ailleurs, comme s'il ne les connaissait pas.
- Il y a un flic devant sa chambre, normalement. Mais je crois qu'il s'en bat les miches, personne n'est sensé savoir que le gamin est là, donc il ira manger d'une minute à l'autre au resto de l'hôpital. Ça n'a pas été difficile de le convaincre, seulement je vous préviens, il se prend un sandwich et il revient... Il en a tout au plus pour un quart d'heure.
- On ne pouvait pas espérer mieux.
- Je vous fait patienter dans ce couloir. Vous voyez cette pièce vitrée qui fait l'angle ? Si vous regardez bien, vous verrez un mec assis sur une chaise à travers les vitres. C'est notre gars. Dès qu'il bouge... Dites, vous savez ce que je risque, moi ?
- T'inquiètes, même sous la torture, on ne parlera pas. Il est conscient au moins?
- D'après ce que j'en sais. Après, c'est pas mon service, il faut pas trop pousser non plus !
Il disparaît rapidement au détour du couloir.
- Vous vous souvenez comment on est arrivé là ?
- Facile. L'escalier, on descend d'un étage, on traverse le service d'oncologie, on prend l'ascenseur et on se retrouve dans l'accueil. A moins d'une urgence en dessous, personne ne nous remarquera à cette heure.
- Tu t'y retrouvera, dans le service d'oncotruc ?
Erwan hausse les épaules et s'appuie contre le mur, visant la vitre angulaire. Le service d'oncologie, il le connaît, oui. C'est là que Daniel est mort en janvier dernier. Il échange un regard avec Sophie, et remarque avec surprise que celle-ci le fixait depuis l'origine.
- Ça y'est, il se barre...
Trois cœurs battant à tout rompre s'alignent maintenant devant le lit. Déception: le blessé dort. Il dort, simplement, ou alors il est plongé dans le coma ? Non, il dort. Il s'agite légèrement, sa main repousse le drap. Le poignet est bandé. Il a essayé de s'entailler les veines, l'imbécile. Mais il n'est même pas sous perf ; ça ne doit pas être bien grave. Il est bien un peu pale. Ou peut-être est-ce le beige de l'oreiller, ou ses cheveux si noirs, ou son air si paisible. On dirait un enfant qui rêve. Ou qui cauchemarde : le visage s'est soudainement tendu, le front s'est ridé, les yeux se plissent. Chaque sommeil est unique en son genre. Trois pairs d'yeux le contemplent en silence. Sophie interroge du regard : on le réveille ? Erwan s'avance d'un pas, Jean le retient un instant :
- Rappelez-vous ce que nous a dit Casque-Granit avant de mourir...
Erwan suspend son geste et regarde avec surprise le jeune endormi. Il avait oublié qu'il était coupable.
Publié dans Créations, e-Books | Commentaires (1) | Facebook | | | Isabelle
28/07/2011
La Semaine Sainte (6/10)
Premier chapitre
Chapitre deux
Chapitre trois
Chapitre quatre
Chapitre cinq
Ce jour-là, il prêchait en chaire. C'était le dimanche de Pâques. Mais Bachar n'a pas pu finir son homélie. Ils sont entrés dans l'église armés jusqu'aux dents et décidés à en finir. Quand il les a vus, il a compris. Il a couru à eux, pour parlementer. Je l'ai entendu qui disait : « je suis prêtre, c'est moi le responsable. Gardez-moi, et les autres, laissez-les passer... »
Mercredi Saint. Passé minuit, Daniel Bristois renonce à travailler. Ses yeux se brouillent devant l'écran, sa chambre lui apparaît pixellisée. Un dernier tour sur Facebook : un confrère vient de glisser un lien vers son article, posté à l'instant sur le site du journal. Il lui faut trente secondes pour réaliser que le titre, ce titre, c'est son affaire, c'est le sujet sur lequel il bûche depuis trois jours ! Il est minuit, qu'importe : le collègue est encore connecté sur internet, c'est donc qu'il ne dort pas. Le téléphone ne sonne pas deux fois avant qu'il ne décroche à l'autre bout.
- Daniel ? Ça va pas ?
- Non, ça va pas ! Qu'est ce que tu nous ponds sur Descours, je croyais que c'était moi qui couvrait l'affaire ?
- Te prends pas la tête mec ! Je comptais t'en parler demain matin avant la conférence de rédac...
- Et puis c'est quoi ce titre ? « Un prêtre rattrapé par son passé trouble », y'a même pas de point d'interrogation...
Au fur et à mesure qu'il lit l'article en question, le journaliste lève le ton.
- Et c'est quoi ces sous-entendus en italique, « assassiné par un adolescent dont il se serait occupé au collège, le prêtre avait toujours montré une forte proximité avec les jeunes » non mais c'est pas du travail ça !
- Attends, calme-toi, j'ai mes sources !
- Et c'est quoi tes sources ? « Un fonctionnaire de police assure que Raymond Descours s'est fait renvoyer du collège où il assurait la fonction d'aumônier... Le collège privé Saint Augustin serait-il mêlé à ce scandale qui atteint l'Église depuis de nombreux mois ? » C'est qui ce fonctionnaire ? Il a porté quoi, comme accusation ?
- Mais attends mec, c'est pas des accusations à proprement parler, c'est des suppositions...
- T'es pas payé pour supposer ! T'es payé pour transmettre une info fiable ! T'as fait tes stages à la Pravda ou quoi ? On n'accuse pas sans l'ombre d'une preuve !
- Il s'agit pas d'ombre... Tout était sous-entendu dans mon entretien avec ce flic...
- Et qui te dis que ce flic s'était pas brûlé en manipulant l'encensoir dans son enfance ? Tu n'as pas à prendre pour argent comptant des sous-entendus, et même tes impressions, tu dois les vérifier par des faits avant de les publier !
Il est tellement à cran qu'il ne parvient pas à s'endormir. Au bout d'une heure d'insomnie, il se lève et sort. Ses pas le mènent vers la colline où se dresse Notre Dame de la Tisse. Les petites ruelles pavées sont silencieuses, plongées dans le sommeil ; les lampadaires torsadés veillent sur le repos des vieux murs. Sur le parvis, la lune est venue remplacer les lumières de la ville. Deux nuages se séparent lentement, dans un lent déchirement bleuté et cotonneux. Mais ce n'est pas un sentiment de paix qui s'insinue dans le cœur du journaliste : le fleuve luit sous les étoiles, et le ciel est immense, immense, si grand qu'il semble peser sur la terre. Un ciel éternel, un ciel qui a vu naître l'humanité bégayante. Un ciel qui était là aux premiers temps, à l'origine, et qui pesait aussi sur les huttes de bois et de chaume, sur les bêtes sauvages, sur les pierres dressées vers lui dans une tentative de l'atteindre déjà, sur les sacrifices vains lancés vers lui. On devine presque les flammes des autels danser sous la ronde des étoiles. Et la lune, la lune ronde et blanche, qui a tant fasciné l'homme aux débuts de son histoire, règne sur la nuit comme une déesse terrible et magnifique. Daniel se détourne de cette apparition venue des âges immémoriaux. Face à l'astre mort, l'église se dresse, droite, solide, blafarde à la lueur stellaire, comme un défenseur blessé acculé au mur. A gauche du portique, quelques mots sont inscrits à la bombe. Daniel franchit les immondices du festival de hard rock, que la municipalité n'a pas encore évacués, et s'approche du mur de l'église. En noir se détachent sur la blancheur de la pierre douze lettres fières, terribles et implacables : « SATAN VAINCRA ».
*
Geoffrey Sentignac a préparé une pleine cafetière, ce matin, comme le matin précédent d'ailleurs. Mais hier, personne n'est venu partager son petit déjeuner. Alors il attend, comme la veille. Son bureau est situé à côté de celui de Monseigneur. Son patron, c'est l'évêque, et il aime bien le rappeler. Monsieur Sentignac est attaché de communication pour le diocèse, après de nombreuses années dans l'enseignement privé. Et ça, c'est une promotion. Du moins il s'efforce d'y croire. Et monsieur Sentignac n'attend pas un rendez-vous professionnel aujourd'hui. Son téléphone de bureau l'appelle enfin : le petit homme chauve décroche, écoute un instant. Un mince sourire étire son visage mince sans dévoiler les dents. Elles sont jaunes : monsieur Sentignac a appris à ne plus les montrer.
- Ils peuvent monter.
Monsieur Sentignac est content : on vient de lui annoncer que deux journalistes veulent le rencontrer.
Erwan n'a pas beaucoup plus dormi que Daniel ; lui au moins n'a pas rêvé d'enfer. Il ne s'est pas étonné que son portable sonne ce matin là. A neuf heures, il était encore à flemmarder au lit ; et pourtant, il s'est levé d'un bond. Il n'a pas pris la peine de changer de caleçon, mais ça, c'est habituel. De l'action, encore de l'action! Le jeune journaliste le prend au vol et lui explique son projet dans la voiture :
- Le Sentignac du Père Descours, je le tiens : il bosse pour le diocèse. A partir de maintenant, tu es stagiaire pour Fenêtre. Comprendo ?
- Hein ? Ah oui !
*
Les voilà maintenant sur des fauteuils de bureaux rembourrés de toile rouge, à siroter le café de Geoffrey Sentignac. Daniel n'a pas l'intention de laisser passer le temps.
- Vous étiez directeur de l'établissement Saint Augustin jusqu'en 2010, n'est ce pas?
- C'est parfaitement exact.
- Nous sommes ici pour l'affaire Descours. Vous savez qu'il a été tué par un ancien élève de l'établissement ?
- J'avais fait le rapprochement.
- Et qu'il se trouvait à Saint Augustin à l'époque où Raymond Descours en était l'aumônier ?
- Oui, je me souviens très bien.
- Vous l'avez renvoyé.
- Pardon ?
- Raymond Descours a été renvoyé par vos soins l'année même où il préparait les sixièmes, parmi lesquels Yohan Hopinsky, à la profession de foi.
Daniel laisse planer le silence, espérant une réaction du petit bonhomme chauve au sourire de lézard qui observe son avenir dans le marc de café... Mais aucune réaction ne vient. Il le tire alors de la contemplation de sa tasse :
- Pourquoi l'avez-vous renvoyé ?
- Désolé, jeunes gens, mais c'est confidentiel. Je m'en voudrais de lancer des rumeurs sombres alors que ce pauvre Raymond n'a pas même été enterré...
- Trop tard.
Et Daniel de jeter l'article publié ce matin sur Internet par son collègue.
- Et le Web est maintenant plein de ces rumeurs. Donc le mal est fait. Vous pouvez simplement rétablir la vérité.
- Messieurs, je n'ai rien à ajouter.
Il se ressert calmement du café, le sirote avec tendresse, leur jette un regard de sous son front plissé. Erwan se met à le détester.
- Cette affaire va remonter jusqu'au diocèse, ça vous concerne encore directement!
- Je puis vous assurer que l'évêque interviendra en temps et en heure.
- C'est à dire ?
- Il s'est toujours montré horrifié par de tels agissements. Vous pouvez croire en l'expression de ses regrets et de sa compassion...
- Vous ne parlez pas du meurtre, là. Vous soutenez que Monsieur l'abbé est coupable ?
Geoffrey Sentignac a sorti le nez de sa tasse et regarde Erwan avec l'air avide d'un crapaud guettant une mouche sur un nénuphar. Erwan a suspendu sa respiration ; il pensait avoir gardé un ton calme, et se rend soudainement compte que son « monsieur l'abbé » était tout sauf neutre. Un membre extérieur se serait contenté d'un Père Raymond ; un non-pratiquant aurait simplifié encore par Raymond Descours. En une phrase, une seule, il vient de se dénoncer comme catholique de même sensibilité que le défunt, et probablement d'un cercle proche, puisqu'il a fait l'économie du nom. Sentignac n'est pas aussi stupide qu'il en a l'air.
- Vous le connaissiez ?
- C'était le curé de ma paroisse...
Daniel a jeté un regard sévère à son stagiaire et conclut la discussion avec courtoisie:
- Si vous jugiez bon de transmettre une information utile... voici ma carte.
Dans le couloir dallé de blanc et de noir, Erwan n'a desserré ni les poings, ni les dents. Ses yeux clairs envoient des éclairs, il n'est plus qu'un paquet de nerfs. Daniel doit le secouer en bas du perron pour le faire réagir :
- Imbécile ! Je sais, ce mec est imbuvable, c'est un vrai connard, mais garde ton sang froid enfin ! Tu crois que c'est facile aussi, de tenir la position qui est la mienne? Tu crois que je me suis amusé ce matin à la conférence de rédac ? Je suis sur le point d'invectiver le bouffon qui a pondu ce torchon sur le site de Fenêtre quand mon propre rédac-chef me passe devant et lui serre la main. « Du bon boulot, j'attends de mes journalistes qu'ils devancent l'actu », qu'il lui sort ce con ! Tu crois qu'il s'agit vraiment de savoir si Raymond Descours est innocent ou non ? Y'a d'autres trucs en jeu, bonhomme. Y'a tout ce qu'il a fait depuis 20 ans de sacerdoce, le catéchisme dans le diocèse, le rendez-vous annuel des scouts, les conférences liturgiques, l'évangélisation de rue, sans compter ses prises de position sur la bioéthique, son soutien au Pape, son influence au moment de l'occupation des Sans-Papiers... Est-ce que tu sais seulement combien ce gaillard là avait d'ennemis ?
Erwan a secoué la tête. Non, il n'avait pas idée.
- Et je ne parle même pas des colombophiles, qui ont manifesté devant l'église quand il a fait installer un nichoir pour faucon pèlerin.
Il lui saisit gentiment l'épaule. Bientôt, ils sourient tous les deux.
- Alors, tu crois qu'il est innocent ?
- Disons que je n'exclue aucune piste.
- Mais il est déjà mort, qu'est ce qu'ils ont besoin de salir sa mémoire ?
- Il ne suffit pas de refroidir le corps, il faut encore détruire l'esprit, pour qu'un homme meurt et que rien de tout ce qu'il a fait ne lui survive. L'anathème, la purification par le feu. Dis-moi, tu connais quelqu'un qui connaît sa mère ?
- Sa mère à qui ?
- Au Père Descours...
- Il a une mère ?
*
Renseignements pris auprès de Ludo, qui répondait au téléphone au milieu de son cours en amphi – option sans importance – Sophie avait croisé Viviane Descours quelques temps auparavant.
- Et on la trouve où, cette Sophie ?
- Chez Jean.
Bien sûr. Chez Jean, la pluie balafrait les carreaux de longues traces grisâtres. Jean poireautait sur son lit, séchant ses cours. Anne et ses taches de rousseurs étaient en vacances, libérés d'une classe de CP turbulents. Sophie cherchait du travail, c'est à dire traînait sur Facebook, l'ordinateur posé sur ses genoux dans le coin shisha. Les deux journalistes suscitèrent bien peu d'émois à leur entrée.
- Daniel, qui travaille pour Fenêtre...
- C'est lui, le pédophile ?
Raccourci qui ne déclencha pas l'ombre d'un sourire sur les mâchoires de l'intéressé.
- C'est un de mes collègues. Que je désapprouve par ailleurs.
- Alors, qu'est ce que vous voulez ?
Jean a oublié de cocher la case « rasage matinal ». Ses yeux sont durs, comme si une gangue de glace recouvrait les eaux du lac. Anne se désintéresse de la conversation. Sophie actualise une page pour la cinquantième fois de la journée. Des jeunes éteints, songe Daniel. Qui ne savent plus que penser ; mais la braise est encore chaude sous la cendre.
- Je voudrais rencontrer la mère du Père Raymond.
- Il a une mère ?
L'atmosphère se détend soudain. Erwan prend un petit air supérieur :
- Oui, il a une mère, imbécile ! Viviane, elle habite en banlieue.
- Vous pourriez me la présenter ?
- On peut toujours l'appeler...
Rendez-vous pris pour le lendemain, Jean consent à inviter Daniel à s'asseoir. Mais le journaliste est pressé, et retourne au bureau. Sophie se lève et va à la fenêtre, plongeant dans une triste contemplation de la rue inondée, écoutant d'une oreille distraite Erwan relater sa matinée à l'évêché.
- Le pire de tout, ce n'est pas ça. Le pire de tout c'est cette lettre, qu'il destinait à sa mère et qu'il n'a jamais envoyée... écoutez plutôt !
Erwan tire une photocopie de sa poche ;
« Chère Maman,
Ce n'est pas la grande forme. J'ai été renvoyé de Saint Augustin et longuement sermonné par mon évêque. Je me retrouve vicaire à la Tisse, avec Père Barthélémy, qui semble avoir reçu l'ordre de me recadrer. Je doute à présent de tout, de moi-même, de Dieu, de l'appel que j'ai cru entendre, et même la foi me semble un mot vain... combien de temps le passé peut-il nous hanter ? Toute une vie ? Si tel est le cas, je n'y arriverais jamais. Le moindre coup dur fait ressurgir des fantômes... J'ai cru faire le bon choix ; et si je m'étais trompé ? Et si j'avais fait d'autre choix, aurais-je pu empêcher tant de souffrance ? Dis-moi, Maman, dis-moi où et quand je trouverais le repos... »
Le silence pèse lourdement sur leurs épaules, pendant que Erwan repose la lettre sur ses genoux.
- Et s'il était coupable ?
Elle ne s'est pas retournée, captivée par le déluge qui noie les trottoirs, les arbres, les toits et les passants. Une gouttière crache près de la fenêtre. Jean s'est levé du lit, et comme jeté à la porte de sa chambre. Au moment de sortir, il lâche à la ronde :
- Je vais prendre l'air !
Erwan s'est approché de Sophie, et a posé une main hésitante sur son épaule.
- Je suis juste... tellement déçue par les hommes. La grande leçon de cette histoire, finalement, c'est qu'on ne peut faire confiance qu'en Dieu...
Erwan, déstabilisé, se perd dans la contemplation de la gouttière. Casque-Granit coupable, c'est comme si toute sa vie n'avait été que vent et mensonge. Et ce qu'il y a de plus sacré à ses yeux sali d'une tache indélébile et hideuse. Et c'est Anne, le nez froncé vers le plafond, les doigts nouant machinalement une mèche de cheveux roux, qui répond pensivement à Sophie.
- Je ne sais pas... Si tu Lui fais confiance parce que les hommes te déçoivent, ça ne laisse pas vraiment de place à l'espérance, même pour toi-même. Alors que si tu Lui fais confiance d'abord, et que tu crois sincèrement en Sa capacité à transcender cette pauvre humanité blessée, parce qu'Il nous a créés, parce qu'Il s'est incarné et parce qu'Il a donné Sa vie pour nous, tu pourras plus facilement Le reconnaître dans cette humanité, même blessée. A commencer par Ses prêtres.
- Tu y arrives, toi ?
- Je ne sais pas... Suffisamment, en tout cas, pour savoir que les choix que je pose ces temps-ci ne sont dictés ni par la peur, ni par la déception.
- Les choix que tu poses ces temps-ci ?
Sophie se détourne de la fenêtre, juste à temps pour voir un sourire se dessiner sous les taches de rousseur.
La pluie n'en finit pas de tomber. Jean est mouillé avant même d'avoir pu traverser. Ses pas le guident au hasard, tandis que l'eau alourdit ses vêtements, glisse le long de ses cheveux trop longs, coule dans son dos, imprègne le cuir de ses chaussures. Le trottoir est luisant, un morceau de carton imbibé d'eau se décompose lentement sous ses pas, se mêlant à une bouillasse de terre, d'ordures abandonnées et de résidus des vieilles feuilles de l'automne. La ville pue la mort. Nul requiem pour l'abbé Descours, nulle lente mélopée pour soulager le cœur de ses amis. « Et s'il était coupable ? » Oui, et s'il l'était ? Alors quoi ? Alors que ferait-il, lui, Jean ? Est-ce que ça changerait quelque chose ? Un coup de tonnerre déchire le ciel ; ah, si Tu déchirais les cieux ! Mais plus rien ne passe au travers des nuages ; ni lumière, ni réponse, ni encouragement, ni consolation. Jean s'est arrêté sur un pont qui enjambe un fleuve inconnu, gonflé, charriant des branches et des détritus. Il est trempé, et ne sait plus si l'eau qui coule sur ses joues vient des nuages ou de ses yeux. Comment continuer seul ? Comment continuer quand tout nous a trahis ? « Et s'il était coupable ? » Il se retrouve les mains vides, lui qui était riche hier. Et qui sera là pour guérir les blessures de son cœur ? Il se redresse vers le ciel, laisse la pluie laver son visage, voudrait hurler vers cet au-delà qui s'est caché derrière les nuages. Et que doit-il attendre ? Que l'averse cesse ? Que l'on nettoie une ville polluée jusqu'au dernier centimètre de bitume ? Que les eaux montent, montent, jusqu'à tout engloutir, le moindre arbre, la moindre maison, la moindre tombe ? A quoi bon, puisque tout est souillé, y compris lui-même.
Et puis, la colère est tombée, et il passe des mains humides dans des cheveux trempés. Le fleuve draine encore des kilos de cochonneries. Jean se perd dans un horizon lointain, ou un rayon de soleil danse encore au-delà de l'orage.
- J'ignore où Tu m'emmènes... mais j'irais.
Il est rentré, et se sèche les cheveux dans la salle de bain tandis que ses amis l'attendent dans la chambre.
Et il pleut encore...
Publié dans Créations, e-Books | Commentaires (0) | Facebook | | | Isabelle
26/07/2011
La Semaine Sainte (5/10)
Cette année, nous chrétiens fêtions Pâques en même temps. Joie d'être unis lorsque le monde entier semble vouloir notre fin ! En ce dimanche des Rameaux, même la guerre et les attentats avaient fait une trêve. Mais Bachar n'était pas tranquille. La paroisse avait reçu des menaces ce jour-là, et il craignait qu'elles ne se réalisent. Il ne voulait pas être responsable de notre mort. Il m'a avoué qu'il ne dormait plus, qu'il en avait perdu l'appétit. Je lui ai rappelé que sous les oliviers, dans le jardin, près du Christ qui souffrait seul dans la nuit, veillait un ange.
Mardi Saint. Un ange passe dans l'amphi de la Fac de Médecine. Adossé sur la table du premier rang, Ludovic n'ose rompre un silence qui le protège presque contre le désespoir. Le commissaire a tout l'air d'un chic type, assis sur l'estrade, sa sacoche sur les genoux. Pas très grand, une calvitie plus que naissante, un nez un peu trop gros, une bouche un peu trop petite, et surtout cet air de bon père de famille soucieux de sa progéniture, et de celle des autres. Il a l'air désolé, le brave homme, et Ludovic ne parvient pas à déceler chez lui un soupçon d'hypocrisie. Le bonhomme n'est d'ailleurs pas compliqué : à peine le cours achevé, il s'invitait dans l'amphi, remontant l'hémorragie d'étudiants, pour interroger le jeune homme, sans fioriture.
- Comment pouvez-vous en être certain ?
- Je ne suis certain de rien. J'aligne des faits : Yohan est un enfant sans histoire jusqu'en 2007, date à laquelle sa mère l'inscrit au catéchisme pour qu'il prépare sa profession de foi. Quelques semaines plus tard, il change du tout au tout : cauchemars, violence, et surtout une peur des hommes sans limite. Or qui était aumônier du collège ?
- L'abbé Raymond Descours.
- Il quitte le collège en juillet 2008. Et sept ans plus tard, le môme tire à bout portant sur son ancien aumônier.
- Qu'est ce que ça prouve ? Ça pourrait être une coïncidence !
- Qu'est ce que tu crois, toi ?
- Je l'ai jamais vu autour de l'église, ce gars. J'étais enfant de chœur à La Tisse à l'époque, et il n'y a jamais eu d'histoire un tant soit peu scabreuse là-bas. Je crois que votre hypothèse vous a été soufflée par l'ambiance médiatique actuelle. Il y a autre chose que vous ne savez pas. C'est tout.
*
Il fait si beau, en ce début d'avril, on croirait à peine que Pâques n'est pas encore là. L'abbé Descours ne sera pas enterré avant vendredi. Une semaine après. C'est la procédure en cas de mort violente : autopsie et caetera... Ce qui arrange bien Daniel Bristois. Le journaliste a eu vent de l'affaire par un ancien contact, actuellement en Terre Sainte. Le Comte des Courants d'airs, comme il se plaît à l'appeler : François de Marcaurd possède un don inédit pour ne jamais se trouver où on l'attend. Son appel était rapide, dans la matinée :
- L'affaire Descours, vous êtes dessus à Fenêtre ?
- C'est moi qui gère les faits divers, donc je peux répondre oui, si il y a du neuf on sera dessus.
- Votre journal est une parution du jeudi ?
- Effectivement.
- Quelques rumeurs qui courent pour l'instant auprès de quelques initiés...
- Ça pourrait bientôt sortir ?
- Hélas.
- Pourquoi hélas ?
- Parce que je n'y crois pas. Écoutez, mon neveu est sur place. Il a les clés du presbytère dans une heure. Vous pourrez fouiller autant que vous voulez...
- Ce n'est pas très orthodoxe.
- Et bien, rien ne vous oblige à divulguer vos sources...
Le ciel tend à se couvrir. Erwan quitte la sœur sans regret et s'arrache à l'aumônerie. Non, il n'a pas encore trouvé d'emploi, non, il ne sait pas encore ce qu'il compte faire de sa vie, oui, avec la crise n'est-ce pas, ce n'est pas facile tout les jours. Mais quelles sont ces rumeurs dont le journaliste lui parlait ? Rumeurs de quoi ? Ludovic ne répond pas, Sophie non plus, évidemment. Sophie qui ne le fréquente que contrainte et forcée, depuis décembre. L'enterrement de Daniel apparaît maintenant comme une oasis au milieu du désert... Une trêve entre deux guerres, le silence entre deux respirations. La vie ne les a pas repris, les abandonnant dans une torpeur moite faite de CV, de lettres de motivation, d'attente. Certains jours, il ne sortait plus que pour aller à la messe. Les murs de pierre de sa cellule le hantent. Et la présence absente de Sophie est comme le miroir de son âme. Mais qu'a t-il fait pour que tout aille aussi mal ? Il marche sans réfléchir dans les rues de la ville, atteint la Place de la République sans même s'en rendre compte.
- Vous êtes Erwan de Marcaurd ?
On vient de lui taper sur l'épaule. Il sort les mains de son sweat :
- Ouaip. C'est vous, le journaliste ?
- Daniel Bristois, hebdomadaire Fenêtre, rubrique faits divers, à votre service.
Le journaliste porte ses trente ans avec l'aplomb propre à sa race et l'orgueil de celui qui a passé la période difficile. Mince, châtain, mal rasé, bien habillé, taille moyenne ; Erwan le dépasse d'une demi-tête.
- Je me rappelle vous avoir rencontré à la conférence de presse, à l'arrivée de votre amie Sophie.
Il fallait qu'il remette ça sur le tapis.
- Il y avait beaucoup de monde. On y va ?
- Vous êtes venus à pied ?
- Chômeur. Pas de voiture.
- Très bien, je vous emmène. Indiquez-moi seulement le chemin...
Daniel Bristois sifflote gaiement au volant, jetant quelques coups d'œil de temps en temps à son voisin. Pas loquace, le jeune homme, songe-t-il. On dirait presque qu'il se fait suer... Et la référence à la malheureuse affaire de Noël n'arrange rien. Tant pis, il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur, et Daniel sait y faire.
Un cyprès jette son ombre sur le mur. Daniel trouve avec surprise un jeune olivier aux côtés d'un vieux cèdre, dans le tout petit jardin du presbytère. Erwan déverrouille la baie vitrée, qui donne directement dans la bibliothèque. Deux murs consacrés à des étagères poussiéreuses, chargées de livres, une cheminée, une commode, une antique armoire et une table au centre : l'Abbé Descours y passait des journées, à recevoir ou à étudier. Erwan s'est arrêté sur le seuil, et n'ose troubler le calme de la pièce. Personne n'est entré, depuis le drame. Une tasse de thé froid attend un buveur qui l'a oubliée là, et n'est jamais revenu y tremper ses lèvres. Il écrivait une lettre : le stylo plume attend, lui aussi, la main de son maître. Le feu est éteint, qui était toujours allumé. Il fait froid. On dirait que les pages des livres pleurent, et les moulures du haut plafond s'estompent déjà dans l'obscurité.
- On pourrait peut-être allumer ?
Daniel est passé devant Erwan, et cherche du regard un interrupteur. Erwan se secoue de sa léthargie, se dirige vers la cheminée, et d'un geste machinal craque une allumette. Une mèche s'enflamme, puis une deuxième ; il porte les bougies sur la table, puis entreprend d'allumer un feu, fourrageant parmi les cendres humides.
- Il n'y a pas l'électricité ?
- Si...
Erwan regarde la flammèche prendre vie, le papier lentement se consumer, le petit bois fumer, sans comprendre la portée de son geste. Les ombres reculent, et soudain disparaissent : Daniel a finalement trouvé l'interrupteur. Erwan lui jette un regard implorant, et le journaliste sourit.
- C'est qu'il y avait toujours un feu...
Pauvre explication... Erwan se reprend rapidement, pour effacer ce moment de trouble.
- S'il y a quelque chose à trouver, c'est ici. Il gardait tout ses papiers dans cette commode. Que cherchez-vous au juste ?
- Tu étais au courant qu'il connaissait Yohan ?
Erwan secoue la tête.
- Il le préparait à la profession de foi... Quand il avait 11 ans.
- Et alors ?
- Et alors, je n'en sais rien, moi. Mais apparemment, d'après le commissaire Varlin que je connais un peu, le gamin s'est mis à changer à partir de ce moment.
L'esprit d'Erwan fonctionne à toute vitesse. En un éclair, quelques pages d'actualité s'affiche dans sa tête, comme les images sur un téléviseur alors que la télécommande zappe de chaîne en chaîne. Les perquisitions à l'évêché, l'arrestation de trois prêtres, l'interview d'un psychiatre réputé, un procès à sensation, une campagne médiatique...
- Et donc, vous croyez que monsieur l'abbé est pédophile.
Erwan a mis tout le mépris qu'il pouvait dans sa voix. Ses yeux se chargent de lueurs électriques jaunes, alors que son visage dressé reflète l'ampoule de la lampe. Le journaliste ne s'est pas départi de son calme.
- Ce que je crois importe peu, jeune homme. Mais je suis journaliste. A la même heure, quelqu'un, dans une autre rédaction, arrive exactement à cette conclusion et mettra tout en œuvre pour que la réalité colle à l'actualité. Alors s'il y a quelque chose à découvrir dès maintenant, en bien comme en mal, je préfère prendre de l'avance. Et ne t'énerve pas comme ça : ton oncle ne nous aurait pas présenté si je n'étais pas quelqu'un de fiable.
Erwan a rendu les armes le premier, et les yeux baissés, dit d'un ton conciliateur :
- Bon alors... On s'y met ?
Bientôt la commode est vidée de ses étagères, et les jeunes gens s'affairent sur des masses de paperasses. La bibliothèque, pourtant de bonne taille, est inondée de feuilles volantes, de classeurs, de dossiers. Factures de téléphone, d'électricité, ordonnances médicales, lettres, fiches d'inscription, tracts... on trouve même une collection de Spirou datant des années soixante, et un exemplaire de Tintin au Congo d'un autre âge. Erwan a laissé les lettres de côté, ne pouvant se résoudre à transgresser cette ultime frontière.
- Tu sais, s'il y a quelque chose à trouver, c'est probablement là-dedans.
- Mais je ne peux tout de même pas lire son courrier !
- Je te rappelle qu'il est mort.
- Et alors ?
Indignation suprême du fils, devant la dépouille d'un père qu'on voudrait livrer aux vautours.
- Si ce n'est pas toi qui lit son courrier, ça sera un autre.
- Et alors ?
Et alors, il ne peut s'y résoudre. Et pourtant sa main se tend vers la pile, saisit la première enveloppe, réveillant de ses doigts le papier qui dort depuis des mois. Il n'a pas prêté attention à l'écriture. Presque contre son gré, il tire la feuille blanche ; il a le sentiment de violer une sépulture, de déchirer un linceul. Il ne peut commencer par le début, se refusant à pénétrer dans l'intimité d'une âme.
- Je ne peux pas lire cette lettre.
Le journaliste relève la tête, presque énervé par ce garçon trop sensible.
- Quoi encore ?
- Lis-là si tu veux. Moi je ne peux pas, c'est une amie qui l'a écrite. Et à mon avis, il n'y a aucun secret dedans qui intéresse la justice.
- C'est bon, donne.
Daniel ne peut refréner un sourire en lisant la signature : tiens donc, la fameuse Sophie.
- Elle date de quand, cette lettre ? Regarde le cachet de la poste.
- Il y a un peu plus d'un an... Juste avant notre départ pour Jérusalem. Tu vas pas la lire quand même ?
- Je vais me gêner peut-être.
Il a déplié la feuille à son tour, s'est perdu un instant dans les écritures. Très vite, il relève la tête, replaçant d'un mouvement machinal qu'on devine habituel la mèche qui lui tombe sur les yeux. Erwan le contemple avec l'avidité d'un fan d'X-Files sceptique devant une soucoupe volante qui aurait atterri dans son jardin. Daniel esquisse un sourire moqueur, mais repose la feuille.
- Tu as raison, je ne dois pas regarder ça.
Erwan, après un soupir, se remet à farfouiller dans le tiroir, à quatre pattes sur le plancher. Il n'empêche. Il n'est pas idiot. Il a bien remarqué que Daniel avait eu le temps de lire quelques phrases.
- Concentrons-nous sur les années où il a connu Yohan, OK ?
Daniel a évité le regard du jeune homme. Il ne voudrait pas que se lise sur son visage une trace de la culpabilité qu'il sent grandir en lui, comme un monstre naissant quelque part dans les entrailles et montant à l'assaut de la pensée.
Une heure a passé.
- Je crois que je tiens quelque chose...
- C'est quoi ?
- Une lettre de renvoi. C'est bizarre, non ? Je ne savais pas qu'il avait été renvoyé...
- Renvoyé d'où ? Quand ça ?
- Il y a six ans, justement, à la période qui nous intéresse. Il était l'aumônier du collège Saint Augustin, pas loin d'ici... Je savais qu'il l'avait quitté, mais c'est la première fois que j'entends parler d'un renvoi...
Daniel a bondi sur ses jambes et s'est accroupi près d'Erwan. Il tire la feuille vers lui, et tous les deux, ils lisent la lettre en même temps.
« Monsieur l'Abbé,
Suite à un entretien avec l'équipe enseignante, je vous confirme par la présente que votre service d'aumônier prendra fin au terme de l'année scolaire.
Le directeur, Geoffroy Sentignac »
- Et c'est tout ?
Erwan lève un regard désolé vers Daniel, mais celui-ci ne le regarde pas.
- Au moins, maintenant, nous savons à qui demander des renseignements...
- Geoffroy Sentignac ?
Une claque sur le dos, un sourire et Daniel se relève.
- Bon boulot.
- Bon boulot ? Je ne trouve pas, moi. On n'a rien trouvé qui l'innocente, au contraire... C'est bizarre, ce licenciement, ça pourrait se retourner contre lui !
Erwan, encore accroupi, lève un regard implorant, perdu, vers le journaliste.
- Le principal dans le journalisme, mon gars, c'est d'avancer plus vite que les autres. On va regarder encore ce qui se trouve dans ce dossier et puis on pliera bagage.
- Il y a tout les courriers du collège... et une lettre personnelle.
- Ok, alors on l'embarque et on quitte le navire !
Les braises ne jettent plus que quelques lueurs vacillantes sur le plancher. La pièce est totalement obscure : une nuit glauque est tombée sur la ville. Les deux jeunes hommes n'ont pas vu l'au-revoir du soleil, par delà la mer de nuage, alors qu'il jetait ses derniers rayons au-dessus de la ligne d'horizon. Un au-revoir qui ressemble à un adieu : les nuages sont tombés sur la ville comme une pierre tombale recouvre un cercueil.
*
Erwan regarde tristement le dossier chapardé, et Daniel, au volant, hésite quelques temps avant de prendre la parole : il a conscience que le jeune homme est ailleurs.
- Et maintenant, qu'est ce que tu fais ?
- Je cherche du boulot...
- Dans quel secteur ?
- Un peu partout. Attaché, lobbying, journalisme...
- Tu te cherches, quoi.
- En fait... Je ne sais pas trop ce que je dois faire de ma vie.
- Ah.
Au point mort, Daniel guette le feu, la main sur le levier de vitesse ; Erwan, lui, vient de remarquer une toute petite croix accrochée par un mince fil au rétroviseur. Allons, ce journaliste n'est pas un mauvais bougre. Il sortira peut-être des fleurs du mal... qui sait.
- Le côté positif de ce que tu dis, c'est que tu t'inquiètes de ce que tu dois faire, et non de ce que tu aimerais faire.
- Mmm...
- Mais tu vois, la question mérite d'être posée quand même.
- Je ne sais pas, j'aime faire trop de choses... J'ai toujours l'impression que Dieu m'attend au tournant, mais quel tournant, ça je l'ignore.
- Un écrivain célèbre a un jour fait dire à un de ces personnages : « tout ce que nous avons à décider, c'est que faire du temps qui nous est imparti ».
- Tolkien...
- N'attend pas d'arriver au tournant pour vivre. On attend déjà neuf mois dans le ventre de sa mère, c'est peut-être suffisant, tu ne crois pas ?
Le feu passe au vert.
- Tiens, si tu veux, tu prendras la lettre personnelle et je garde le reste du dossier. Elle vient de qui, cette lettre ?
Erwan jette un regard dans le lourd dossier posé sur ses genoux.
- A personne. Elle n'est même pas timbrée. Il ne l''a jamais envoyée... Dis, tu as lu une partie de la lettre de Sophie, tout à l'heure.
- J'ai eu tort. C'était par curiosité.
- Un coup d'œil dans le rétroviseur.
- Je ne suis pas journaliste pour rien.
- Et alors ? Qu'est ce qui t'as dissuadé ?
- J'aurais préféré ne pas la lire, c'est tout. Et il ne m'appartient pas de t'apprendre ce que j'y ai lu.
Les lettres dansent sous les paupières de Daniel, et il ne peut les chasser de son esprit. Elles reviennent, inlassablement, accusateur au tribunal de sa conscience : « Car plus je l'aime, Père, et plus c'est le Christ que je voudrais suivre ; et c'est à la fois une grande douleur et une grande joie. »
Il a le sentiment d'avoir comme profané un secret confessionnel.
Publié dans Créations, e-Books | Commentaires (0) | Facebook | | | Isabelle
24/07/2011
La Semaine Sainte (4/10)
Je trouvais ça injuste à l'époque. Pour nous les bombes, pour eux l'apostasie. Mais Bachar riait de mes doutes : « L'Occident renie le Christ, alors donnons notre vie pour Lui, mon frère ! » Je sais qu'il le pensait. Je l'ai compris, maintenant, dans mon exil libanais, sous les Cèdres, si proche et si loin en même temps. Donner sa vie ! Et bien je crois, je crois qu'il n'a même pas trouvé ça difficile.
Lundi Saint.
- Difficile à dire, Yohan était un garçon très calme, très tranquille, il aurait jamais rien fait de violent... Mais bon c'est vrai qu'il avait de mauvaises fréquentations. A mon avis c'est à cause de ça, y'a pas moyen autrement...
Madame Hopinsky secoue le nez vers la table basse, parle de son fils au passé, ressert le thé brûlant au commissaire Varlin, appelle au secours le Seigneur et affirme ne rien comprendre à l'attitude de son fils.
- Ses fréquentations... vous les avez rencontrées ?
- Oui, non, pas vraiment... Je les aie vus par la fenêtre quand ils venaient le chercher. Il sortait tard le soir, il écoutait des musiques... des musiques...
- Oui, je sais ça. Mais sinon ? A l'école ?
- Il avait de bonnes notes quand il était petit, jusqu'en sixième. C'est après, il a commencé à plus rien faire... Il a redoublé sa cinquième, sa quatrième, sa troisième... Il fait un BEP, mais il est intelligent vous savez, très intelligent. C'était un bon petit.
- Et ces fréquentations, ça remonte à quand ?
- Oh... ça fait longtemps... quand il avait 12 ans, 13 ans. Quand il a commencé à plus rien faire à l'école.
- Et son père ?
- Y'en a pas, de père.
- Depuis...
- Y'en a jamais eu.
Le commissaire quitte presque avec soulagement l'atmosphère confinée de ce salon minuscule et sombre. Il demande à voir la chambre du garçon : une pièce drapée de noir, sans autres décorations. L'ampoule est grillée, le lit apparaît défait à la lueur du couloir.
- Vous avez touché à quelque chose ?
La femme secoue ses cheveux gris décoiffés. Le commissaire s'approche d'un bureau presque invisible, passe la main sur le bois, se penche sur la poubelle, allume son portable pour y jeter un œil. Une tache blanche sur la moquette, près du lit, attire son regard. Il se baisse sans mot dire et glisse le papier dans son calepin. Le voilà bientôt sur le palier du cinquième. Il renonce à un ascenseur minuscule qui ne lui inspire que peu de confiance.
- M'sieur...
- Oui ?
Le commissaire s'est arrêté sur la première marche, pour voir une adolescente en t-shirt noir le dévisager par l'étroite ouverture d'une porte entrebâillée.
- Vous êtes le flic ? Celui qui s'occupe de Yohan ?
- C'est moi, oui.
- Mais vous... vous pensez que c'est pas lui qui a fait le coup ?
- Si, mais je veux savoir pourquoi...
- Ah.
- Vous le connaissez ?
- C'était mon copain avant.
- Avant ?
- Avant, il y a longtemps, quand on était encore au collège. En troisième. Sa deuxième troisième, ma première.
- Et pourquoi vous êtes-vous séparé ?
- Il devenait trop zarbe... Le metal, j'aime bien, mais ses potes me faisaient carrément flipper.
- On peut discuter un peu ? Je peux entrer ?
- Non, je veux pas que mon père sache que j'étais mêlée à ça.
- Il le connaissait, le prêtre ?
La fille secoue des mèches brunes, se retourne un instant, puis lève le menton.
-Je sais pas. Mais il aimait pas beaucoup les curés. Il en avait trop vu quand il était gosse, avec les enfants de chœur, les louveteaux, le patronage et je sais pas quoi encore... Sa mère en rajoutait toujours, fallait qu'il soit un petit saint. Il détestait toutes ces bondieuseries, il me l'a dit...
- Pourquoi ?
- Je sais pas. Il aimait pas les hommes, de toutes façons.
- Comment ça, il n'aimait pas les hommes ?
- Les profs non plus, il les aimait pas.
Un bruit de voix derrière la jeune fille.
- Je dois vous laisser... Bon courage, hein.
- Merci, mademoiselle.
Le commissaire Varlin est remonté dans sa voiture, ceinture bouclée, mais ne peut se résoudre à tourner le contact. Il réfléchit.
- Enfant de chœur, louveteaux, patronage... On va remonter le passé.
Il se détache, quitte le véhicule, retourne dans l'immeuble de brique et remonte au cinquième.
Ce n'est qu'au soir qu'il tirera de sa poche le papier qui l'avait intrigué. C'est une coupure de presse ; il la posera sur son lit, la contemplant sans témoigner d'expression particulière :
Madame Joséphine TRINDEMART, sa famille, ses amis
Ont la douleur de vous faire part du décès de Monsieur Jacques TRINDEMART
Survenu samedi 5 avril 2016 en sa 67ème année
Les funérailles auront lieu dans l'intimité lundi 8 avril 2016
Le commissaire sifflote entre ses dents et range le papier journal dans son agenda.
Publié dans Créations, e-Books | Commentaires (0) | Facebook | | | Isabelle
22/07/2011
La Semaine Sainte (3/10)
Quand je parle de Bachar, des images heureuses défilent dans ma tête. La maison des handicapés, dans notre quartier, avec les sœurs libanaises. Le mariage de mon frère, dont il avait célébré la messe. Ce voyage au Vatican, ah, et cette glace italienne ! Les photos de la France qu'il m'avait rapporté d'un voyage : « en France, tu sais, ce n'est pas comme chez nous. Ils ont la paix, la sécurité, l'argent. Les chrétiens sont plus nombreux que chez nous, mais depuis moins longtemps. Ils ne font plus d'enfants, et leurs églises sont vides. Pourtant ils sont libres ! »
Dimanche des Rameaux.
« Libre depuis deux mois. Vol à main armée, dégradation d'églises et de tombes dans un cimetière, participation à des concerts interdits, toxicomane et trafiquant de drogue. 18 ans. »
Jean laisse le journal tomber sur la table basse, ouvert, avec une grimace de dégoût. Ils se sont réfugiés dans sa chambre moquettée de rouge, installés dans le « coin shisha », assis sur les tapis de laine sombre et les coussins aux cuirs colorés : Erwan, Anne et Ludo, Sophie et Jean, inséparables depuis leur retour de Jérusalem. Le ciel est si bleu qu'il semble entrer par la fenêtre et inonder les murs blancs de la chambre. La grimace de Jean se désintègre en un soupir, et il plonge son regard dans l'espace : deux lacs de montagne turquoises dont le scintillement est si puissant qu'il éclaire de son reflet rochers et névés avoisinants. Brun, mince, nerveux, les pommettes saillantes et les yeux légèrement bridés : ne seraient ses surprenants yeux bleus, Jean Dastremont aurait pu hériter d'un ascendant asiatique, perdu dans les méandres de sa généalogie compliquée. Erwan de Marcaurd, le cheveux souple et châtain, plus grand, plus carré, bien plus épais, les joues pleines dans un visage allongé, s'est soulevé de son coussin pour saisir le journal que Jean a laissé tomber. Sophie prend la parole le nez en l'air.
- Ludo, tu étais à l'aumônerie hier soir, pour préparer la messe de jeudi ?
- Oui.
- Tu peux nous décrire l'ambiance ?
Le rouquin a haussé les épaules, l'air visiblement de mauvaise humeur, et passe une main dans sa tignasse.
- Vous savez que Père Bastien nous avait déconseillé de nous rendre à cette veillée de prière vendredi. Et alors ? Et alors, et alors... il prend un air profondément désolé pour nous assurer qu'il nous l'avait bien dit. C'est tout juste s'il ne nous faisait pas la morale...
- Tu parles, il doit jubiler. S'il n'était pas aussi soucieux de rester en bon terme avec les étudiants, il aurait même évoqué la justice immanente pour tout expliquer...
- Vous exagérez un peu.
Anne est avachie sur le lit de Jean, les mains sous la nuque. Elle se redresse, le menton dans les mains, elle a tout l'air du penseur de Rodin.
- Ils ne sont pas du même style, mais de là à penser qu'ils ne s'appréciaient pas...
- Tu peux continuer à croire au gentil monde des bisounours de l'aumônerie. Tu n'as jamais fait partie du bureau, demande plutôt à Erwan ! Eh, Erwan ?
Erwan est plongé dans la lecture du journal et répond de derrière le papier.
- Le commissaire en charge de l'affaire, c'est Varlin !
- Et alors, tu le connais ?
- C'est pas lui qui était en poste à l'époque des sans-papiers ?
- Si c'est le cas, il devrait s'en sortir. Il est spécialisé dans les enquêtes religieuses...
Les regards se sont tournés à nouveau vers Anne. La jeune fille tripote une mèche de cheveux roux tombant sur son épaule. Ludo renchérit :
- Varlin a été muté après son échec à La Tisse. Il aura une revanche à prendre.
- Tant qu'il ne met pas la main sur le souterrain...
Sophie n'a pas levé le regard de ses genoux en parlant. Erwan, qui lui fait face, arrache enfin ses yeux du journal.
- J'ai rêvé de ce souterrain une nuit... Pendant la prise d'otage. Dans mon rêve, l'entrée se trouvait dans la sacristie, et il menait à votre orphelinat...
Le jeune homme semble soudain mal à l'aise. Il remet le nez dans son journal.
- Enfin, bref... Je crois que j'avais envie d'être au cœur de l'action. Mon parrain était là-bas...
- François de Marcaurd ? Le baroudeur ? Le désespoir de tes grands-parents ?
- Vous l'avez rencontré à Jérusalem ?
Erwan s'adresse aux deux anciens de l'orphelinat Saint Jean-Baptiste, mais ne regarde que Jean. Celui-ci ne s'y méprend pas, et répond pour eux deux :
- Oui, on l'a rencontré. Et c'est un type épatant ! Dommage qu'il ne soit pas ici en ce moment... Où est-il en ce moment, Erwan ?
- Il n'est jamais rentré de Jérusalem, lui non plus. Si ça se trouve, il n'est même pas au courant...
Erwan s'est autorisé un rapide coup d'œil vers Sophie, qui ne bronche pas, le regard résolument tourné vers Jean. Il reprend.
- On lui a confié de nouvelles missions diplomatiques.
- Qui, on ?
- Le Vatican, l'Ordre de Malte, la Patrie ou qui sais-je encore...
- Tu as essayé de l'appeler, Erwan ?
- Je peux retenter.
Il pose le journal pour chercher un portable dans une poche.
- J'espère juste que j'ai assez de crédit.
- Dis-donc, et si tu appelais à l'Ambassade ? On est dimanche, mais ils travaillent souvent le dimanche là-bas... Sylvie sera peut-être au bureau ?
Erwan a laissé son geste en suspens, le doigt à mi-chemin d'une touche. Sophie lui adresserait-elle la parole ? Elle ne va pas jusqu'à le regarder, mais poursuit :
- Il a copiné avec Sylvie Audimat en décembre dernier. A mon avis, il est certainement encore en contact avec elle... Et ça te coûterait peut-être moins cher que d'appeler sur son portable.
Jean pianote quelques instants sur son ordinateur, trouve le site de l'Ambassade, dicte le numéro. Trois regards se figent sur Erwan, l'oreille collée au portable. Sophie regarde ses genoux.
- Bonjour, je m'appelle Erwan de Marcaurd, le neveu de François, je souhaite m'entretenir avec madame l'Ambassadeur mais je n'ai pas son indicatif.
- … ?
- Pas du tout, mais j'ai une information de la plus haute importance à transmettre à mon oncle et il est injoignable. Sylvie Audimat est une de ses amies...
- … !
- Je regrette, c'est assez personnel. Je préfère passer directement par une amie de la famille, vous comprenez...
Un silence. Erwan lève un œil anxieux, puis jette le pouce en l'air.
*
Tel-Aviv, 10h30. Dans le salon qui lui fait office de bureau, madame l'Ambassadeur sirote son 5ème café de la matinée en relisant une revue de presse. Elle ne lève pas les yeux du polycopié lorsque le téléphone sonne, tend une main négligente vers le combiné.
- Erwan de Marcaurd tente de vous joindre, je vous le passe ?
- Erwan de Marcaurd ?
Madame l'Ambassadeur, distraite, ne prête pas attention au nom.
- Il dit être le neveu de François... ça ne vous dit rien ? Je le renvoie ?
- François de Marcaurd ? Non, je prends !
Sylvie Audimat boit encore une gorgée de café et repose la liasse de papier sur son bureau. Elle tourne son fauteuil vers la baie vitrée, à droite de l'immense pièce. Il pleut sur la Méditerranée.
- Erwan de Marcaurd ? Vous étiez l'otage au Liban, l'année dernière... Et donc, François est votre oncle ?
- … !
- Que puis-je pour vous ?
- … ?
- Je me suis contenté du journal national. Pourquoi, que se passe t-il ?
- …
- Oh !
- …
- Je lui transmettrais... Oui, bien-sûr. Je regrette. Je regrette infiniment...
Sylvie Audimat a raccroché. Le silence est plus poignant dans son bureau : le souvenir d'un anneau, d'un souterrain, le ballet d'une église, de sans-papiers, d'enfants soldats, et au-dessus de tout cela, le sourire de ce prêtre si plein d'humour et de sang-froid... Le bruit doux de la pluie qui bat la grande vitre est comme assourdi. Le grondement de l'orage n'atteint plus Sylvie, qui a joint les mains sous le menton. Lentement, le bruit de la pluie s'estompe ; une marée qui se retire, une vague qui s'éloigne. Madame l'Ambassadeur sent sa gorge se serrer soudain, dans le silence plein de la pièce, et les souvenirs s'évaporent, le ballet se voile. Madame l'Ambassadeur a fermé les yeux. Il y a de la buée sur la vitre, et Sylvie pleure, le front entre les mains. Sur le mur blanc, un crucifix de bois veille son chagrin.
*
De son côté, Erwan a raccroché aussi. Les autres attendent de savoir...
- Elle est au courant. Elle m'a assuré qu'elle en parlerait à mon oncle... Je suppose qu'il m'appellera quand il aura son message.
Sur la chaîne Hi-Fi tourne en boucle une chanson américaine. « I lift my eyes upon the hills, where does my help come from ? » Ils se sont tus, et leur souffle seul accompagne maintenant la musique. Erwan regarde Sophie en silence. Ils ont été les meilleurs amis du monde pendant toute leur adolescence. N'ont-ils donc plus rien à se dire ? Depuis son retour de Jérusalem... Mais pourquoi était-elle restée là-bas ? Pourquoi ? Et pourquoi son silence lui pèse t-il tant, malgré les soucis et les drames de ce jour ? Ne devrait-il pas s'inquiéter de demain, et pleurer l'ami fidèle ? A-t-il un cœur de pierre pour toujours attacher son attention à ce qui semble futile ? Ces neuf mois passés entre la vie et la mort ont-ils anesthésié son âme ? Voilà la question qu'il devrait poser à l'abbé Descours, la prochaine fois... Mais non. Il n'y aura pas de prochaine fois. Plus de hachis parmentier au presbytère, de cocktails épicés, de bouquins empruntés à la grande bibliothèque, plus de sortie de messe interminable le dimanche midi. Et peut-être plus de SDF aux messes en semaine, peut-être plus de louange le soir sur le parvis, peut-être plus de latin à la messe, peut-être même que l'église va s'effondrer sur ses murs ? Il ne restera qu'un grand vide, une colline déserte, et peut-être un nouveau curé qui ne sera jamais à la hauteur, chassera les fidèles et tirera sur les faucons pèlerins du clocher.
Sur la table, à côté du narguilé, traîne le journal déplié. Une photo en contre plongée d'un Pape a l'air menaçant sous un titre provocateur. Sophie envoie valser le tout. Le ciel n'a jamais été aussi bleu un matin d'avril...
Publié dans Créations, e-Books | Commentaires (0) | Facebook | | | Isabelle