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30/07/2011

La Semaine Sainte (7/10)

blog rosace.JPGPremier chapitre
Chapitre deux
Chapitre trois
Chapitre quatre
Chapitre cinq
Chapitre six

Ils l'ont traîné jusqu'à l'autel, lui ont plaqué le visage dessus et ont tiré treize coups. Je les ai comptés. Son frère a couru jusqu'à l'autel aussi, et ils l'ont tué d'un coup de feu ; leur mère à tout deux, à son tour... elle a reçu ses fils dans ses bras, un de chaque côté, avant de mourir. Le massacre a duré quatre heures. J'ai vu mourir cinquante personnes ce jour-là. J'ai cru que cette église serait ma tombe.

Jeudi Saint. Il tombe des seaux. Sophie et Daniel attendent sur le perron d'une petite maison de banlieue, dans un village où chaque façade est la copie conforme de sa voisine. Ici, on échappe cependant aux nains de jardins barbus, armés de pelles et de brouettes, que le fils de Viviane avait en sainte horreur. On guette avec impatience, sous la pluie, que la porte s'ouvre. Une silhouette a bougé derrière les verres cathédrales. Un verrou tourne. Viviane apparaît, les cheveux grisonnants tirés en un chignon serré dont s'échappe une mèche plus blanche, un chandail vert passé sur ses épaules, les pommettes rouges et un gentil sourire aux lèvres. Sophie n'a jamais vu Viviane Descours sans son sourire. Elle a toujours l'air d'embrasser tout l'univers. Demain, après la messe d'enterrement, c'est elle qui consolera les affligés, songe Daniel avec une soudaine et inexplicable brûlure dans les yeux.

Elle les a invités dans un petit salon, ils s'assoient dans des fauteuils de cuirs verts ; elle leur propose un thé, retourne le chercher dans la cuisine. Un jeune prêtre souriant au mur, seul souvenir de famille. Il n'y a pas eu de père, ici non plus. Seulement une erreur de jeunesse, pardonnée, assumée, transcendée, et la fierté immense d'une mère convertie pour un fils qui la dépasse. Viviane Descours ne croira jamais en la culpabilité de son Raymond, Daniel en a maintenant la certitude. Son regard erre dans le salon, des rideaux de velours verts au tapis usé, vert lui aussi. Un vert sombre, qui donne à la pièce blanche et au plancher clair un air plus ancien. Tout est fait pour que le sapin se trouve merveilleusement appareillé quand approche Noël. Viviane revient, pose en silence le plateau sur la table basse de verre, sourit aux deux invités et salue avec une gentillesse sincère Sophie. Faut-il lui parler de ces rumeurs sur Internet, des accusations portées entre les mots par Sentignac, faut-il meurtrir d'avantage le cœur déjà blessé ?

- Et votre ami est journaliste ?
- Oui, je travaille pour Fenêtre.

-
Vous êtes ici pour me parler de Raymond ?
-
Oui...
-
J'ai vu sur un site internet qu'on ne dit pas que du bien de lui, en ce moment.

Elle verse le thé doucement, mais son sourire a disparu, remplacé par une ride sur son front lisse. Daniel croise les jambes avec embarra, jette un regard suppliant à Sophie.
-
Nous n'y croyons pas du tout, madame. Comment pourrions-nous ? Ce sont juste des racontars...
-
J'ai reçu la visite d'un inspecteur de police hier. Un monsieur très charmant, Varan, ou Varien...
-
Varlin.
-
Lui-même. Vous le connaissez ? Il m'inspire confiance.
-
Que voulait-il ?
-
Il voulait savoir si je connaissais un Jacques Trin... attendez, il m'a écrit son nom. Trindemart
-
Pourquoi ?
-
Parce que ce garçon... Yohan... avait l'air de lui en vouloir aussi. D'après ce que j'ai compris, il était professeur au collège Saint Augustin.
-
Ce Jacques truc ?
-
Oui. Yohan a vandalisé sa tombe le lendemain de son enterrement.
-
Mais... On lui a demandé pourquoi il avait fait ça ?

Viviane a levé les épaules et secoué la tête, penchée sur le mot que lui a laissé Varlin. Elle s'est relevé vers Sophie en lui souriant.
-
Il faut pardonner.
-
A Yohan ?
-
A tout ces gens, aussi... ils ne savent pas vraiment ce qu'ils font. Ils sont juste des pions, sur un échiquier.
-
Vous savez... ce sont ses derniers mots. C'est ce qu'il a dit à Jean : pardonnez-lui. Mais il n'avait pas pensé à la suite.

Daniel joue avec sa tasse de thé, inutile. Un pion sur un échiquier. Si seulement il pouvait être la Tour, ou un Cavalier ! Mais est-ce que ça changerait vraiment grand chose ?

Viviane a pris la plateau, et retourne vers la cuisine.

Attendez, je vais vous aider !

Les voilà tous trois à faire la vaisselle du thé, et tant qu'à faire du dîner de la veille. Il y a bien un lave-vaisselle, mais pour une femme seule, est-ce bien utile? Au-dessus du four, une jeune fille brune rit aux éclats derrière un verre taché de graisse.
-
C'est quelqu'un de la famille ?
Viviane a arrêté son geste, l'éponge posée sur l'assiette, et regarde avec émotion la jeune femme de la photo.

-
C'est Clémence.
Ses yeux redescendent vers ses mains, mais elle ne se remet pas pour autant à l'ouvrage. Sophie regrette déjà sa question ; elle ne voulait pas être indiscrète, mais il y a si peu de souvenirs de famille ici !

-
C'était la meilleure amie de Raymond. Je me suis même demandée, à une certaine époque... Et puis elle est partie étudier ailleurs, et lui est entré au séminaire. Ils se sont un peu perdu de vue, mais je sais qu'ils s'écrivaient encore, de temps en temps.
C'est au tour de Sophie d'être troublée. Elle avale sa salive avant de demander encore, sur un ton de confidence :

-
Et... qu'est-elle devenue ?

Madame Descours achève de laver l'assiette et la passe à Daniel pour qu'il la rince. L'eau coule, les couverts tintent au fond de l'évier ; mais Sophie n'entend que le silence. Ce silence qui arrive quand l'histoire se dénoue soudain en un brutal déchirement. Le silence qui suit la musique...
-
Elle a été tuée l'année de son ordination. Des voyous dans une gare de banlieue.
Ils finissent de nettoyer l'évier en silence.

-
C'était un premier juillet.
Pourquoi insiste-t-elle, se demande Daniel, qui déteste ces ambiances lourdes. Mais à ses côtés, Sophie a interrompu son geste, et jette un regard effrayé à Viviane.

-
Vous n'avez pas connu Raymond quand il était jeune. Il était très différent. A votre âge Sophie, il était si enthousiaste et volontaire que rien n'aurait pu l'arrêter. Il ne savait parler que de Dieu, ne s'intéressait qu'à Dieu... Bien-sûr, il a du apprendre à écouter, à retourner aux basses réalités. Mais si étrange que cela puisse paraître, il n'avait rien d'un pragmatique à l'époque. Et Clémence, comme la plupart de leurs amis, était du même bois. Vivante, drôle, illuminée, mais pas faite pour cette vie. Des innocents dans un monde de guerre et de feu. Et ce monde les a rattrapés, elle en première. Je pense que c'est ce jour là qu'il a compris que le Royaume de Dieu n'était pas de ce monde. Et pourtant, il aura passé sa vie à le bâtir. Parce qu'il avait cette espérance en lui... Et je crois que ce feu, quand il est allumé, plus personne ne peut l'éteindre.

Ils sont maintenant dans la voiture de Daniel, et il leur faut bien quelques minutes pour oser rompre le silence qui a suivi les mots de Viviane.
-
Qu'est-ce que tu en penses, toi ?
-
Il ne nous en avait jamais parlé.
-
Je pensais à l'affaire qui nous occupe.
-
Ah.
-
Elle est convaincue, mais elle n'a pas l'ombre d'un indice, et ne nous a pas apporté d'arguments en sa faveur, en dehors de son intime conviction. Mais j'ai rarement vu une mère qui ne croyait pas, du moins de prime abord, à l'innocence de son fils.
-
Et ce Trindemart ?
-
Tu peux appeler Erwan ? Demande-lui de chercher sur Internet tout ce qu'il trouve sur Trindemart et de l'envoyer sur mon adresse. Je te dépose et je retourne au bureau. Ah, et ensuite tu lui diras de joindre de ma part Maître Barrier, c'est l'avocat de Yohan. Il est au courant qu'on bosse ensemble. Demandez-lui une entrevue.

Renseignements pris, Erwan traînait son spleen à l'aumônerie, refuge des chômeurs en quête de sociabilité – ou d'un lieu de travail éloigné du domicile maternel. Depuis son retour du Liban, sa mère le couvre de sollicitude, sans doute un effet de la mort de son père ; une attitude confortable ou encombrante en fonction des jours. Il sirote un café en lisant le journal dans le vieux canapé défoncé de la salle de conférence.
-
Alors, ça y'est, tu as déjà fini ce que te demandait Daniel ?
-
C'est fait, cheftaine. Comment se porte Viviane Descours ?

Sophie hausse des épaules et s'assied dans le canapé, à la grande surprise d'Erwan. Lui reparlerait-elle ? Elle lui arrache presque le journal des mains.
-
Qu'est ce que c'est ?
En Une, une photo de l'abbé Descours, de trois quart dos, devant La Tisse. Et le titre :
« 8 ans après, une victime se serait vengée ».
Elle fouille fébrilement les pages, mais Erwan l'arrête de force, et récupère le journal.

-
Laisse tomber, laisse tomber.
-
Mais qu'est ce qu'ils savent ? Il y a eu du neuf ?
-
Je n'en ai pas l'impression. Peut-être... En tout cas, ils ne supposent plus. Ils assurent.
- Mais s'ils savaient quelque chose qu'on ignorait ? Je veux dire, on ne peut pas être les seuls à détenir la vérité !
-
Tu crois en sa culpabilité, toi ?
-
Je n'en sais rien. Après tout... Non, je ne sais pas. Tu as contacté l'avocat de Yohan ?
-
Sa secrétaire m'a assuré qu'il allait me rappeler. Tu as été à la Messe ?
-
Pas encore. J'ai turbiné ce matin...
-
Il y a celle de la Catho, qui commence dans cinq minutes. Si tu veux...

A quoi bon, songe Sophie. Mais elle se lève malgré tout et suit Erwan, sans se rendre compte de l'acte de confiance qu'elle pose en mettant ses pas dans les siens.

*

- Vous êtes le stagiaire de Daniel Bristois ? Vous m'appelez au bon moment. Mon client vient de se suicider.
-
Quoi ?

Ils sortent tout juste de la messe : Sophie, Jean et Erwan. La sonnerie a retenti alors qu'Erwan venait de rallumer son téléphone.
-
Mais... il est encore vivant ?
-
Tout juste. A l'hôpital. Sous surveillance. Nous pouvons nous rencontrer demain si vous le souhaitez...
-
A quelle heure ça vous arrange ?
-
Disons midi ?
-
Il y a l'enterrement, monsieur.
-
Ah. Et je suppose que vous vous y rendez.
-
Bien-sûr.
-
Et bien, vers 16h, je n'ai rien.

Le trio s'écarte de la foule qui se presse à la sortie de la chapelle universitaire. Une masse informe sous les platanes dégoulinant. Il pleut toujours et sans arrêt, une petite pluie froide qui imbibe tout insidieusement.
-
Alors, alors ?
-
Alors, Yohan a tenté de mettre fin à ses jours. Je verrais demain son avocat.
-
Mais en attendant, on pourrait peut-être essayer quelque chose...
-
Qu'est ce que tu veux dire, Jean ?

Les yeux de Jean se sont mis à pétiller : c'est un carré de ciel bleu brillant qui transperce soudain la grisaille de ce jeudi.
-
Ludo est stagiaire dans cet hosto. Il commence à en connaître tout les coins. Et il est de garde ce soir.
-
Qu'est ce que tu suggères ?
Sophie s'empresse ; Erwan est méfiant.
-
On entre, on se faufile par les petits passages, on se glisse dans la chambre...
Erwan et Sophie éclatent de rire en même temps devant l'innocence et l'enthousiasme de Jean.
-
Ben quoi ?
-
L'avocat m'a dit qu'il était surveillé.
-
Oh, vas-y, joue pas les rabats-joie !
-
Et une fois qu'on l'a en face de nous, on lui dit quoi ?
-
Euh, et bien, je suis sur que l'Esprit Saint saura nous inspirer...
-
des mots doux pour le convaincre de dire la vérité. Tu sais ce qui est génial avec toi ?
-
Non ?
-
Tu te démontes jamais.
-
Alors on y va ?

L'hôpital, en soirée, est aussi éclairé qu'en plein jour. Mais seul le service des urgences ne désemplit pas ; les trois fouineurs font connaissance avec l'entrée de service. Ludovic leur jette de grands regards angoissés et leur a fait jurer de ne pas utiliser leurs découvertes à des fins journalistiques inavouables. Il marche dix mètres en avant d'ailleurs, comme s'il ne les connaissait pas.
-
Il y a un flic devant sa chambre, normalement. Mais je crois qu'il s'en bat les miches, personne n'est sensé savoir que le gamin est là, donc il ira manger d'une minute à l'autre au resto de l'hôpital. Ça n'a pas été difficile de le convaincre, seulement je vous préviens, il se prend un sandwich et il revient... Il en a tout au plus pour un quart d'heure.
-
On ne pouvait pas espérer mieux.
-
Je vous fait patienter dans ce couloir. Vous voyez cette pièce vitrée qui fait l'angle ? Si vous regardez bien, vous verrez un mec assis sur une chaise à travers les vitres. C'est notre gars. Dès qu'il bouge... Dites, vous savez ce que je risque, moi ?
-
T'inquiètes, même sous la torture, on ne parlera pas. Il est conscient au moins?
-
D'après ce que j'en sais. Après, c'est pas mon service, il faut pas trop pousser non plus !

Il disparaît rapidement au détour du couloir.
-
Vous vous souvenez comment on est arrivé là ?
-
Facile. L'escalier, on descend d'un étage, on traverse le service d'oncologie, on prend l'ascenseur et on se retrouve dans l'accueil. A moins d'une urgence en dessous, personne ne nous remarquera à cette heure.
-
Tu t'y retrouvera, dans le service d'oncotruc ?

Erwan hausse les épaules et s'appuie contre le mur, visant la vitre angulaire. Le service d'oncologie, il le connaît, oui. C'est là que Daniel est mort en janvier dernier. Il échange un regard avec Sophie, et remarque avec surprise que celle-ci le fixait depuis l'origine.
-
Ça y'est, il se barre...
Trois cœurs battant à tout rompre s'alignent maintenant devant le lit. Déception: le blessé dort. Il dort, simplement, ou alors il est plongé dans le coma ? Non, il dort. Il s'agite légèrement, sa main repousse le drap. Le poignet est bandé. Il a essayé de s'entailler les veines, l'imbécile. Mais il n'est même pas sous perf ; ça ne doit pas être bien grave. Il est bien un peu pale. Ou peut-être est-ce le beige de l'oreiller, ou ses cheveux si noirs, ou son air si paisible. On dirait un enfant qui rêve. Ou qui cauchemarde : le visage s'est soudainement tendu, le front s'est ridé, les yeux se plissent. Chaque sommeil est unique en son genre. Trois pairs d'yeux le contemplent en silence. Sophie interroge du regard : on le réveille ? Erwan s'avance d'un pas, Jean le retient un instant :
-
Rappelez-vous ce que nous a dit Casque-Granit avant de mourir...

Erwan suspend son geste et regarde avec surprise le jeune endormi. Il avait oublié qu'il était coupable.

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Commentaires

Encore merci pour cette histoire... que je savoure et relis en attendant impatiemment au fil des jours le chapitre suivant.
"La suite ! La suite !" scandait la foule à l'entrée de "la corbeille à papier".

Bon dimanche.

Écrit par : Gilles | 31/07/2011

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