01/08/2011
La Semaine Sainte (8/10)
Premier chapitre
Chapitre deux
Chapitre trois
Chapitre quatre
Chapitre cinq
Chapitre six
Chapitre sept
Dans le rite syriaque, comme dans tous les rites catholiques et orthodoxes, la liturgie de la Messe se fait en deux parties : celle de la parole et celle du sacrifice. Quand je revis cette scène, c'est la Passion du Seigneur que je vois. Ce jour-là, le Sacrifice de la Messe était sanglant. Tout ce sang, et ces corps, on ne les a pas montrés. Vous croyez que nous avons l'habitude de mourir ; vous ignorez que chez nous, quand un frère est blessé, c'est nous tous qui souffrons avec lui. J'ai survécu. J'aurais envie de dire, hélas.
Vendredi Saint.
- Hélas, Trindemart, il n'en a pas parlé.
Il est huit heure, et ils sont six autour de la grande table de l'aumônerie déserte. Le café sera bientôt prêt. Daniel a rejoint le club, avec la bénédiction de Ludovic, puisque tout s'est bien terminé au final. Le journaliste se fout bien des états d'âme de Ludo, de Jean ou de qui que ce soit. Il pourchasse un fantôme, celui de Jacques Trindemart, et celui-ci lui échappe sans cesse.
- Vous avez oublié de lui poser la question, je parie !
- Même pas ! Tu nous prends pour qui ?
- Pour des jeunes cons.
- Bah merci !
- Des jeunes cons dont on fera quelque chose, le jour où ils comprendront que parfois, le Saint Esprit fait pas tout le boulot non plus...
Les jeunes cons ricanent. Anne ne décolère pas ; ils l'ont laissée derrière !
- Bon, alors, Trindemart ?
- Que dalle. Il n'avait déjà pas l'air à son aise...
- … tout ce qu'on a pu lui arracher, c'est « qu'est ce que j'en ai à foutre », quand on lui a dit que madame Descours lui pardonnait.
- … il s'est mis à pleurer alors qu'on abordait le chapitre Trindemart.
- Attendez, attendez... il s'est mis à pleurer quand vous lui avez parlé de Trindemart, ou parce que vous lui en parliez ?
Coups d'œil dubitatifs, haussements d'épaules. Où veut-il en venir ?
- J'ai rencontré une surveillante de l'époque. Elle souhaite garder l'anonymat, mais elle m'a donné un détail intéressant.
Le journaliste savoure l'effet que va produire sa révélation. Il fait le tour des visages tournés vers lui, se lève et sert le café, retourne chercher le sucre. Les battements d'ailes que vous entendez, ce n'est pas un ange, c'est une compagnie entière. Daniel porte la tasse à ses lèvres, avale une gorgée, se retient de grimacer (le breuvage était trop chaud, bien-sûr). Il se recoiffe. Erwan pianote d'un air menaçant. Jean et Sophie échangent un regard consterné. Ludo fait mine de se rendormir – il a fait nuit blanche, garde agitée – et Anne se racle bruyamment la gorge.
- Qu'est ce que je disais ? Ah oui. C'est ce Trindemart qui a fait pression pour que le Père Descours soit viré. Mais il ne lui a pas survécu longtemps : un an plus tard, il démissionnait.
- Qu'est ce que ça prouve ?
- Rien. Mais il est bien lié à cette affaire... Et je vais même vous dire un truc, les jeunes : ce Trindemart, il est mort le 5 avril, voilà même pas un mois. Vous savez ce que j'en pense ?
- Non, mais tu vas nous le dire.
- Je pense que c'est sa mort qui a tout déclenché. Yohan avait un avis de décès découpé dans le journal sur la moquette de sa chambre ! Tout se tient !
- Et rien ne se tient.
Depuis 9h, l'attroupement ne cesse de grossir sur la colline de la Tisse. Jérémiah Varlin ne décolère pas. Il était venu pour dévoiler les mobiles d'un gamin assassin. Le voilà réduit à assurer la sécurité d'un enterrement. Une bande de quinquagénaires discute avec des jeunes anarchistes ; les hommes ont tous les cheveux plus longs que les femmes, à moins que ce ne soit l'inverse. Marrant. Que peut-on y faire, ils ont bien le droit d'être là. Voilà une compagnie de chèches et de bateaux. Les oreilles bien dégagées s'il vous plaît. Et que ça se regarde en chien de faïence, et que ça se tourne autour... dans sa camionnette, Jérémiah Varlin se sent comme un marin enfermé dans la Sainte Barbe au moment où le bateau prend feu. Une étincelle et boum ! Voilà des gros bras en jeans et blouson de cuir, le cheveux ras. Évidemment, certains ne perdent pas une occasion de faire le coup de poing. Pendant ce temps, les enfants doivent manger à la cantine. Madame Varlin n'a sûrement pas le temps de les récupérer à l'école entre midi et deux. Il avait posé une semaine de congés à Pâques, pourvu que... et merde, en voilà qui sortent des banderoles et un mégaphone. Le commissaire envoie quelques hommes pour leur parler.
- Cette manifestation n'a pas été autorisée... Je regrette, mais vous allez devoir quitter les lieux.
Et ça vocifère, et ça s'égosille... « Le travail de la justice ! » « Des excuses du Vatican ! » « Vous êtes des collabos ! » Varlin s'énerve, sort à son tour de la camionnette. Il est rapidement pris à partie par une jeune femme hystérique.
- Vous êtes à la solde d'un Pape nazi, commissaire !
- Je suis juif.
Voilà pour l'insulte. Il n'a pas le temps de se réjouir de sa réplique, d'ailleurs : les blousons de cuirs rappliquent l'air de rien et la bouche en cœur. Comme si on les avait sonnés ! Le commissaire murmure quelques mots doux à son micro cravate, des silhouettes en civil s'interposent avec douceur et fermeté. Si seulement la drache les avait découragés, tout ces blaireaux, mais non, même pas ! Il a de l'eau dans les chaussures et du pain sur la planche.
Quel métier de merde.
Mais voilà qu'une accalmie se profile à l'horizon ; le ciel soudain paraît plus clair. Une voiture noire est montée jusqu'à l'église ; un corbillard. Les policiers écartent la foule qui vocifère. Elle est discrète, droite, mais elle ne sourit pas sous son petit chapeau vert. Le commissaire l'a aperçue, il se dirige vers elle au milieu de la pagaille. Et soudain il la voit : petite forme frêle aux yeux secs, l'air absent, le regard perdu dans les lointains. La mère du condamné, pense t-il, avant de se rappeler qu'il est déjà mort. Il voudrait s'excuser. Il n'en a pas le temps, elle l'a devancé.
- Mon pauvre ami, je suis désolée pour ce dérangement... Je ne sais qui a communiqué l'heure de la cérémonie à la presse, vous déranger un tel jour. Et sous ce temps... Je vous prie de m'excuser.
Elle lui sert la main avec un gentil sourire. Interdit, il la regarde passer. Quelques jeunes gens la rejoignent et l'entourent. Allons, elle n'est pas seule...
Et la pluie continue de plus belle.
La Messe est interrompue trois fois par des militants. Il n'y a pas grand monde pour les faire taire ; d'abord parce que l'église est au trois quart vide, ensuite parce que même les présents hésitent à protester. Ils sont à vrai dire plus là par amitié pour Viviane que pour son fils, que bien souvent ils ne connaissaient pas. Les paroissiens ne se sont pas déplacés, ou peu. Et quand ils sont venus, c'est tout honteux, comme si leur geste était déplacé. Le commissaire, de guerre lasse, a finalement fait bloquer les entrées. C'est un vieux prêtre qui célèbre la Messe, et il n'est pas du coin. On l'a tiré de sa retraite, mais il est venu avec plaisir. Ray « Casque-Granit », il l'a vu grandir, il l'a enseigné, il l'a suivi de nombreuses années. Bien difficile de dire s'il le croit coupable. Ce ne serait pas le premier. On se souvient tous, ici, de cet évêque passé aux aveux voilà quelques temps. A son époque aussi, songe le vieux prêtre, on était plus sévère dans les admissions au séminaire. Et puis de son temps, les gens se tenaient mieux. Il y avait de la morale, dans la société. Maintenant tout part à vau-l'eau. Le Père Bernard contemple le monde de très loin, maintenant.
« Je n'ai pas beaucoup d'inspiration. Mais j'ai retrouvé une lettre hier soir, que je vais vous lire :
Offrir sa mort, c'est offrir sa vie. Et chacun de ces déchirements, à mesure que nous laissons derrière nous ces lieux, ces gens, cette personne que nous étions – et tout cela était pourtant bon – fait de notre vie un déchirement perpétuel qui nous mène à notre mort finale. Mais si nous avons su toujours associer la souffrance qui naissait de ces déchirements, aussi minimes soient-ils, à la mort du Christ pour le Salut du monde, combien plus facile il sera d'offrir notre vie toute entière, comme somme de tout ces dons, au jour de l'ultime déchirement. Et gardons confiance, l'expérience montre que chaque adieu ouvre à une nouvelle vie. Nous ne sommes pas fait pour rester immobile ; nous sommes itinérants, pèlerins, en partance. Et partir, c'est mourir un peu. Mais rester immobile, c'est une mort bien plus terrible que toute autre, car celle-ci ne s'ouvre sur aucune résurrection. »
Il tousse, ajuste ses lunettes et parcourt l'assemblée du regard.
« C'est un jeune prêtre qui m'a écrit ça, le jour même de son ordination. C'était un premier juillet. Ce n'est pas très rigolo, comme réflexion. Mais il me semble que c'est ce à quoi nous sommes appelés maintenant. Le Raymond que nous avons connu a été assassiné, et c'est une partie de notre existence qui est morte. Sachons offrir cette souffrance pour le Salut de l'âme de notre ami, pour la conversion de son assassin, et pour que tout ces pauvres gens dehors, qui réclament la justice, obtiennent un jour la paix. »
Quand ils sont sortis, la pluie ne tombait plus. Les nuages retenaient leurs larmes. On ne pleure pas un soldat que la balle a frappé dans le dos.
*
La porte boisée grince. Erwan se lève de sa petite chaise d'attente en bois, sert les dents, et pénètre dans l'antre de la bête. Il ne voit d'abord que l'homme assis derrière le bureau. Maître Christian Barrier, un mastodonte, un dinosaure du Barreau. Un mètre quatre vingt dix et cent dix kilos bien répartis. Mais il y a plus de dix ans que son genou lui a fait abandonner les pistes de ski et le court de tennis. Le cheveu court grisonnant, des cernes prononcées, le menton volontaire. Voilà le personnage : le bureau de chêne sombre paraît tout petit devant lui.
- Bonjour jeune homme. Que puis-je pour vous ?
- C'est vous qui nous avez contacté. Vous avez des informations à nous transmettre ?
- Disons... Mon client s'est livré sur beaucoup de points ; ce qu'il pense de Dieu, de l'Église, de l'école, de la société et de la musique metal. Je commence à bien comprendre sa psychologie. Il y a juste un détail sur lequel je n'arrive pas à mettre le doigt.
- Et c'est ?
- La raison pour laquelle il a tiré sur ce prêtre. A l'évidence, il s'agit de souvenirs qu'il n'aime pas évoquer
- Il est suivi par un psychiatre ?
- Oui, et j'espère vivement que ça donnera quelque chose. Pour le moment je ne suis pas très positif concernant l'issue du procès. Il a déclaré qu'il ne dirait rien contre personne, parce que « justice est faite ».
- Mais il pourrait bénéficier des circonstances atténuantes, si dans son enfance...
- Oui. Mais vu le profil, je ne crois pas que ça l'intéresse vraiment.
- Alors qu'est ce qu'il veut ?
- Bien malin qui saurait le dire ! Il est plongé dans une dépression profonde et tant qu'il n'en est pas sorti, je ne peux espérer grand chose.
- Et Jacques Trindemart ?
- Il est mort, hélas ! Sinon il pourrait me répondre. J'ai toute sa vie dans un dossier : marié, deux filles, professeur à Saint Augustin, il a présenté sa démission de lui-même, figurez-vous. Il est entré en politique comme on entre en religion, et s'est adonné à l'anticléricalisme, l'art contemporain et la lutte contre le racisme et l'homophobie. Curieux portrait, hein ! Et bien, je ne sais toujours pas ce qui le lie à mon client. Sur ce chapitre, Yohan est muet comme une tombe. Enfin je ne vais pas faire une croix dessus...
Erwan s'autorise un franc sourire. Christian Barrier est plus craint pour son humour douteux que pour ses plaidoiries enflammés. On sait en revanche que l'homme aime les énigmes et les pièces qu'il apporte lui-même à ses dossiers. Il regrette sans doute une carrière de détective privé. Et il raffole des journalistes : non par sympathie à leur égard, mais parce que l'expérience lui a enseigné l'usage que l'on peut tirer d'une campagne de presse savamment orchestrée. L'avocat sait s'improviser agent de communication à l'occasion. Ce n'est pourtant pas pour diffuser des informations qu'il a appelé un journaliste à la rescousse aujourd'hui.
- Naturellement, vous ne savez rien de ce Trindetruc ?
- J'en sais tout autant que vous.
- M'étonne pas. C'est Daniel qui m'a renseigné. Écoutez, si vous avez vent de quelque chose, informez-moi ! Vous savez que je vous rendrais la pareille.
- Et le diocèse ?
- Pffou ! Comme s'ils allaient être au courant de quelque chose !
- Mais ça s'est passé dans un collège privé rattaché au diocèse tout de même !
- Le Bon Dieu a tout vu, ses ministres ont fermé les yeux, voilà la morale de l'histoire. Il t'informe de tout ce qui se passe sur la planète, toi ? Dommage, ça serait arrangeant ! Allez, à la revoyure mon gars !
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