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22/07/2011

La Semaine Sainte (3/10)

Quand je parle de Bachar, des images heureuses défilent dans ma tête. La maison des handicapés, dans notre quartier, avec les sœurs libanaises. Le mariage de mon frère, dont il avait célébré la messe. Ce voyage au Vatican, ah, et cette glace italienne ! Les photos de la France qu'il m'avait rapporté d'un voyage : « en France, tu sais, ce n'est pas comme chez nous. Ils ont la paix, la sécurité, l'argent. Les chrétiens sont plus nombreux que chez nous, mais depuis moins longtemps. Ils ne font plus d'enfants, et leurs églises sont vides. Pourtant ils sont libres ! »

Dimanche des Rameaux.

« Libre depuis deux mois. Vol à main armée, dégradation d'églises et de tombes dans un cimetière, participation à des concerts interdits, toxicomane et trafiquant de drogue. 18 ans. »

Jean laisse le journal tomber sur la table basse, ouvert, avec une grimace de dégoût. Ils se sont réfugiés dans sa chambre moquettée de rouge, installés dans le « coin shisha », assis sur les tapis de laine sombre et les coussins aux cuirs colorés : Erwan, Anne et Ludo, Sophie et Jean, inséparables depuis leur retour de Jérusalem. Le ciel est si bleu qu'il semble entrer par la fenêtre et inonder les murs blancs de la chambre. La grimace de Jean se désintègre en un soupir, et il plonge son regard dans l'espace : deux lacs de montagne turquoises dont le scintillement est si puissant qu'il éclaire de son reflet rochers et névés avoisinants. Brun, mince, nerveux, les pommettes saillantes et les yeux légèrement bridés : ne seraient ses surprenants yeux bleus, Jean Dastremont aurait pu hériter d'un ascendant asiatique, perdu dans les méandres de sa généalogie compliquée. Erwan de Marcaurd, le cheveux souple et châtain, plus grand, plus carré, bien plus épais, les joues pleines dans un visage allongé, s'est soulevé de son coussin pour saisir le journal que Jean a laissé tomber. Sophie prend la parole le nez en l'air.

- Ludo, tu étais à l'aumônerie hier soir, pour préparer la messe de jeudi ?
- Oui.
- Tu peux nous décrire l'ambiance ?

Le rouquin a haussé les épaules, l'air visiblement de mauvaise humeur, et passe une main dans sa tignasse.
- Vous savez que Père Bastien nous avait déconseillé de nous rendre à cette veillée de prière vendredi. Et alors ? Et alors, et alors... il prend un air profondément désolé pour nous assurer qu'il nous l'avait bien dit. C'est tout juste s'il ne nous faisait pas la morale...
- Tu parles, il doit jubiler. S'il n'était pas aussi soucieux de rester en bon terme avec les étudiants, il aurait même évoqué la justice immanente pour tout expliquer...
- Vous exagérez un peu.

Anne est avachie sur le lit de Jean, les mains sous la nuque. Elle se redresse, le menton dans les mains, elle a tout l'air du penseur de Rodin.
- Ils ne sont pas du même style, mais de là à penser qu'ils ne s'appréciaient pas...
- Tu peux continuer à croire au gentil monde des bisounours de l'aumônerie. Tu n'as jamais fait partie du bureau, demande plutôt à Erwan ! Eh, Erwan ?

Erwan est plongé dans la lecture du journal et répond de derrière le papier.
- Le commissaire en charge de l'affaire, c'est Varlin !
- Et alors, tu le connais ?
- C'est pas lui qui était en poste à l'époque des sans-papiers ?
- Si c'est le cas, il devrait s'en sortir. Il est spécialisé dans les enquêtes religieuses...

Les regards se sont tournés à nouveau vers Anne. La jeune fille tripote une mèche de cheveux roux tombant sur son épaule. Ludo renchérit :
- Varlin a été muté après son échec à La Tisse. Il aura une revanche à prendre.
- Tant qu'il ne met pas la main sur le souterrain...

Sophie n'a pas levé le regard de ses genoux en parlant. Erwan, qui lui fait face, arrache enfin ses yeux du journal.
- J'ai rêvé de ce souterrain une nuit... Pendant la prise d'otage. Dans mon rêve, l'entrée se trouvait dans la sacristie, et il menait à votre orphelinat...
Le jeune homme semble soudain mal à l'aise. Il remet le nez dans son journal.
- Enfin, bref... Je crois que j'avais envie d'être au cœur de l'action. Mon parrain était là-bas...
- François de Marcaurd ? Le baroudeur ? Le désespoir de tes grands-parents ?
- Vous l'avez rencontré à Jérusalem ?
Erwan s'adresse aux deux anciens de l'orphelinat Saint Jean-Baptiste, mais ne regarde que Jean. Celui-ci ne s'y méprend pas, et répond pour eux deux :
- Oui, on l'a rencontré. Et c'est un type épatant ! Dommage qu'il ne soit pas ici en ce moment... Où est-il en ce moment, Erwan ?
- Il n'est jamais rentré de Jérusalem, lui non plus. Si ça se trouve, il n'est même pas au courant...
Erwan s'est autorisé un rapide coup d'œil vers Sophie, qui ne bronche pas, le regard résolument tourné vers Jean. Il reprend.
- On lui a confié de nouvelles missions diplomatiques.
- Qui, on ?
- Le Vatican, l'Ordre de Malte, la Patrie ou qui sais-je encore...
- Tu as essayé de l'appeler, Erwan ?
- Je peux retenter.
Il pose le journal pour chercher un portable dans une poche.
- J'espère juste que j'ai assez de crédit.
- Dis-donc, et si tu appelais à l'Ambassade ? On est dimanche, mais ils travaillent souvent le dimanche là-bas... Sylvie sera peut-être au bureau ?
Erwan a laissé son geste en suspens, le doigt à mi-chemin d'une touche. Sophie lui adresserait-elle la parole ? Elle ne va pas jusqu'à le regarder, mais poursuit :
- Il a copiné avec Sylvie Audimat en décembre dernier. A mon avis, il est certainement encore en contact avec elle... Et ça te coûterait peut-être moins cher que d'appeler sur son portable.
Jean pianote quelques instants sur son ordinateur, trouve le site de l'Ambassade, dicte le numéro. Trois regards se figent sur Erwan, l'oreille collée au portable. Sophie regarde ses genoux.

- Bonjour, je m'appelle Erwan de Marcaurd, le neveu de François, je souhaite m'entretenir avec madame l'Ambassadeur mais je n'ai pas son indicatif.
- … ?
- Pas du tout, mais j'ai une information de la plus haute importance à transmettre à mon oncle et il est injoignable. Sylvie Audimat est une de ses amies...
- … !
- Je regrette, c'est assez personnel. Je préfère passer directement par une amie de la famille, vous comprenez...
Un silence. Erwan lève un œil anxieux, puis jette le pouce en l'air.

*

Tel-Aviv, 10h30. Dans le salon qui lui fait office de bureau, madame l'Ambassadeur sirote son 5ème café de la matinée en relisant une revue de presse. Elle ne lève pas les yeux du polycopié lorsque le téléphone sonne, tend une main négligente vers le combiné.

- Erwan de Marcaurd tente de vous joindre, je vous le passe ?
- Erwan de Marcaurd ?
Madame l'Ambassadeur, distraite, ne prête pas attention au nom.
- Il dit être le neveu de François... ça ne vous dit rien ? Je le renvoie ?
- François de Marcaurd ? Non, je prends !

Sylvie Audimat boit encore une gorgée de café et repose la liasse de papier sur son bureau. Elle tourne son fauteuil vers la baie vitrée, à droite de l'immense pièce. Il pleut sur la Méditerranée.
- Erwan de Marcaurd ? Vous étiez l'otage au Liban, l'année dernière... Et donc, François est votre oncle ?
- … !
- Que puis-je pour vous ?
- … ?
- Je me suis contenté du journal national. Pourquoi, que se passe t-il ?
- …
- Oh !
- …
- Je lui transmettrais... Oui, bien-sûr. Je regrette. Je regrette infiniment...

Sylvie Audimat a raccroché. Le silence est plus poignant dans son bureau : le souvenir d'un anneau, d'un souterrain, le ballet d'une église, de sans-papiers, d'enfants soldats, et au-dessus de tout cela, le sourire de ce prêtre si plein d'humour et de sang-froid... Le bruit doux de la pluie qui bat la grande vitre est comme assourdi. Le grondement de l'orage n'atteint plus Sylvie, qui a joint les mains sous le menton. Lentement, le bruit de la pluie s'estompe ; une marée qui se retire, une vague qui s'éloigne. Madame l'Ambassadeur sent sa gorge se serrer soudain, dans le silence plein de la pièce, et les souvenirs s'évaporent, le ballet se voile. Madame l'Ambassadeur a fermé les yeux. Il y a de la buée sur la vitre, et Sylvie pleure, le front entre les mains. Sur le mur blanc, un crucifix de bois veille son chagrin.

*

De son côté, Erwan a raccroché aussi. Les autres attendent de savoir...
- Elle est au courant. Elle m'a assuré qu'elle en parlerait à mon oncle... Je suppose qu'il m'appellera quand il aura son message.

Sur la chaîne Hi-Fi tourne en boucle une chanson américaine. « I lift my eyes upon the hills, where does my help come from ? » Ils se sont tus, et leur souffle seul accompagne maintenant la musique. Erwan regarde Sophie en silence. Ils ont été les meilleurs amis du monde pendant toute leur adolescence. N'ont-ils donc plus rien à se dire ? Depuis son retour de Jérusalem... Mais pourquoi était-elle restée là-bas ? Pourquoi ? Et pourquoi son silence lui pèse t-il tant, malgré les soucis et les drames de ce jour ? Ne devrait-il pas s'inquiéter de demain, et pleurer l'ami fidèle ? A-t-il un cœur de pierre pour toujours attacher son attention à ce qui semble futile ? Ces neuf mois passés entre la vie et la mort ont-ils anesthésié son âme ? Voilà la question qu'il devrait poser à l'abbé Descours, la prochaine fois... Mais non. Il n'y aura pas de prochaine fois. Plus de hachis parmentier au presbytère, de cocktails épicés, de bouquins empruntés à la grande bibliothèque, plus de sortie de messe interminable le dimanche midi. Et peut-être plus de SDF aux messes en semaine, peut-être plus de louange le soir sur le parvis, peut-être plus de latin à la messe, peut-être même que l'église va s'effondrer sur ses murs ? Il ne restera qu'un grand vide, une colline déserte, et peut-être un nouveau curé qui ne sera jamais à la hauteur, chassera les fidèles et tirera sur les faucons pèlerins du clocher.

Sur la table, à côté du narguilé, traîne le journal déplié. Une photo en contre plongée d'un Pape a l'air menaçant sous un titre provocateur. Sophie envoie valser le tout. Le ciel n'a jamais été aussi bleu un matin d'avril...

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