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05/09/2014
Les enfants de Dieu
Soyez indulgents, cette histoire commence à dater. Cette nouvelle date des années d'aumônerie, où nous révisions nos partiels entre une conférence et une veillée de prière. C'était le bon temps, où l'amitié allait de paire avec l'aventure... J'étais jeune, j'étais un peu allumée (ben, qu'est-ce que ça devait être alors! diront certains), et je revenais de Jérusalem, avec beaucoup d'anecdotes réelles qui ont inspirés ce récit imaginaire.
Chapitre 1
Le plus difficile lorsqu'on décide de coucher sur le papier quelque roman tiré de notre imagination c'est d'écrire les premiers mots. Une fois cet exploit accompli, une fois surpassé le complexe de la page blanche, c'est facile.
Sophie le savait bien, elle qui connaissait mieux que personne le prix du renoncement.
- Je ne savais pas que tu étais si romantique, Sophie !
- Romantique ? Qu'est ce qui te fait dire ça sœur Danielle ?
La religieuse balaie de son bras la rangée de livres.
- Ondine, Enora, Jane Austen et J.K. Rowling... ma petite sœur adolescente a aussi ce genre de lecture.
La jeune fille ne relève pas la curiosité qui perce sous la remarque. C'est vrai, durant les neuf mois de service à l'orphelinat, elle s'est peu dévoilée. C'est même la première fois que sœur Danielle, qui est pourtant la personne la plus proche de ce qu'on pourrait appeler une amie, entre dans sa chambre pour discuter. Plus une cellule qu'une chambre, d'ailleurs. Il n'y a aucune photo aux murs, seuls quelques livres qui bataillent sur l'étagère courant au-dessus du lit. Une commode basse, sous la fenêtre, fait office à la fois de placard et de table de chevet. La pierre apparente reflète les éclats jaunes de l’ampoule. La chambre ne fait pas huit mètres carrés.
- Ça déménageait, quand j'étais plus jeune oui... La tempête, dehors et dedans. Mais ce n'était rien de bien important. Maintenant la mer est étale ! On oublie presque, à regarder chaque vague lécher le sable, que la marée monte... Ou descend.
- Oui je vois... On grandit.
- On grandit, et on va louper les infos !
- Sciences Po mal décantée ! Ça ne serait pas un crime...
- Alors que la guerre peut éclater d'un moment à l'autre ?
Les deux jeunes femmes descendent dans la salle commune qui jouxte le réfectoire. Les enfants sont couchés. Ne restent que les coopérants et les religieuses dans la grande pièce claire. La baie vitrée du réfectoire se prolonge sur la moitié du mur ouest. On voit la terrasse en dessous. Les cigales se sont tues sous les grands pins qui jettent leur ombre sur le Mur, tout proche, si proche, luisant sous la lune. Les oliviers reposent leurs lourdes branches millénaires, derrière des murets de pierre ; Jérusalem s'endort.
Elles entrent dans la pièce lambrissée. La télé parle, mais plus personne n'écoute. Tout le monde s'est tourné vers elle ; Jean prend la parole en premier.
« Tu veux une bonne nouvelle ?
- Dis toujours...
- Ton collègue, là... ton compatriote... Erwan de Marcaurd... Celui qui a été pris en otage dans le sud du Liban...
- Oui, je me souviens de lui.
- Il a été libéré ce matin !
Sophie reste impassible à l'annonce de la nouvelle. A peine un « ah » marquant son approbation.
- Il était de ta promo, non ?
- Oui. Dans ma section, d'ailleurs.
- Donc tu le connais ?
- Un peu. Les cathos ne sont pas si nombreux à Sciences Po. Il était plutôt du genre à s'afficher... enfin témoigner, je veux dire.
Les projecteurs éclairent le mur. Ils sont prêts, si prêts... Tous les jours ils voient roder des inconnus autour de l'orphelinat. On raconte des histoires de souterrains, d'égouts désaffectés, de trafiquants et de passeurs. Les vigiles se relaient à l'entrée. Big Brother a élu domicile dans l'allée menant au portail. Et puis il y a le terrain vague, derrière, avec les ruines de la chapelle, démolie par un tir de roquette voilà deux ans. On a ajouté des barbelés au-dessus du mur d’enceinte de la propriété des religieuses. Béthanie, plus loin c'est Bethléem. Sous la douce clarté de la lune, les collines ont l'air bien inoffensif de vieilles dames fatiguées par leur longue histoire. Doit-on craindre aussi les voisins immédiats, les arabes qui travaillent ici, les gosses qui tournent autour de la bâtisse, les enfants qu'on recueille, même ? Autant avoir peur de sa propre ombre ! Mais le mur est proche, si proche. Beaucoup trop proche.
Sophie est remontée dans sa chambre, l'esprit en feu. Pas de photo, ni lettres ni souvenirs. Allongée sur son lit, elle songe à l'apaisement que lui ont apporté ces neuf mois d'éloignement. La solitude est un bienfait, le silence un baume au cœur. Elle n'a jamais eu autant de plaisir à contempler le crucifix, unique ornement sur les pierres de l'austère cellule. La flamme soudainement ranimée par le vent se calme à nouveau, feu ardent jamais complètement éteint, mais totalement sous contrôle.
Jérusalem somnole, l'éclat vif d'une pupille alerte brille derrière des paupières semi-closes, persiennes toujours entrebâillées d'un esprit sur le qui-vive.
*
- Vous voulez une cigarette ?
- Merci, je n'ai jamais fumé.
- Vous voulez boire quelque chose ?
- On vous a demandé de vous soumettre au moindre de mes désirs ?
- Non. Mais bon, c'est normal d'être sympa avec un gars comme vous...
Erwan hoche la tête vaguement, en pensant à autre chose. Il a quitté depuis une heure l'hôpital Poriya, mais reste coincé à Tiberias. Il y a 12 heures encore, il se trouvait quelques 60 kilomètres plus haut, dans un no man's land qu'il est heureux de quitter. Il fait plus chaud ici que dans les montagnes du sud Liban. C'est vrai que le Lac est en-dessous du niveau de la mer ; la chaleur s'y accumule et pèse. Mais en ce mois de janvier, la douceur anormale est un bienfait sur la peau d'Erwan.
- Je crois qu'ils ne vont plus tarder. Ça ne vous dérange pas, d'être interrogé ?
- Est-ce que j'ai le choix ?
- Vous pouvez toujours ne pas répondre.
Erwan hausse les épaules. On lui a clairement fait comprendre qu'il est maintenant en dette auprès de Tsahal. Sa liberté ne sera effective qu'une fois la note payée ; mais il n'a pas pour autant l'intention de déclencher une nouvelle guerre.
- Et tu t'appelles comment ?
- Yoran.
- Tu fais ton service militaire ?
- Depuis six mois.
- Ça te plait ?
- Ouais... Au début je m'emmerdais, j'étais stationné à la frontière jordanienne. Plutôt tranquille. On voyait défiler les touristes et les businessmen arabes. J'ai fait comprendre que je voulais plus d'action. J'ai postulé pour cette unité d'élite. L'entraînement était corsé, et il faut rempiler pour trois ans dès signature du contrat, qu'on soit retenu dans l'unité ou pas, mais au moins je me sens vivre !
- C'est cool. J'espère pour toi que tu n'as pas eu affaire à des situations méchantes.
- Qu'est ce que tu entends pas là ?
Erwan regarde en face le jeune soldat pour la première fois. Séfarade, à n'en pas douter. Moins de 20 ans. Un peu vantard. Brun, bouclé, bronzé, pas trop grand, un air avenant et un sourire chaleureux. Un brave gosse, quoi. Un sourire amer flotte sur le visage d'Erwan, l'espace d'un instant, puis il redevient sérieux et distant à nouveau.
- La première fois qu'on a braqué sur moi une kalachnikov, il y a neuf mois, c'était un enfant de dix ans qui la tenait. J'étais accompagné d'un gars armé. A sa place, tu aurais tiré ?
- Je sais pas...
Le jeune soldat parle d'une voix blanche en contemplant ses pieds, sourcils froncés. Le sourire a fondu comme neige au soleil.
- Tu ferais mieux de te poser la question maintenant. Le gars dont je te parle a été descendu avant d'y avoir répondu.
*
Des grappes de lumière défilent sous l'aile. Ce n'est pas l'avion qui avance, c'est la Terre ; Erwan est suspendu par un fil au-dessus de la planète, et rien ne bouge autour de lui. Ce n'est pas lui qui s'en va, c'est le passé. Dans trois heures, il sera sur le tarmac, à guetter ses parents.
Il n'en a pas envie. Il voudrait rester dans ce cocon douillet du siège, à observer par le hublot le monde qui bouge sans lui. Il voudrait retourner contre les pierres millénaires, froides et humides, dans ce tombeau qui l'a retenu prisonnier pendant neuf mois. La souffrance, les privations, la solitude. Des démons à combattre. Des pièges à éviter. Dans les églises orientales, Saint George écrase le dragon. La souffrance, les privations, la solitude... Des compagnes de vie, de routine, d'habitude... On s'y fait tellement que l'espoir devient un mot vain dans ces jours sans lumière, sans attente, sans horizon. Entre ces quatre murs et la voute de pierre, comme le ciel d'un monde sans étoile. Et dehors, la sécheresse, la chaleur et le vent. Erwan ne craindra plus l'obscurité. Elle est devenue une amie rassurante. Comme la souffrance. Comme les privations. Et la solitude... Entre ces pierres qui le gardent, comme une mère garde son enfant. Mais les enfants ne sont plus en sécurité ces temps-ci, même dans le sein de leur mère.
Et il faut bien naître un jour.
Chapitre 2
Ce n'est pas facile, de renoncer à la vie. Ce n'est pas facile, d'accepter de passer les quelques semaines qu'il nous reste à vivre entre quatre murs, prisonnier sous un toit...
J'ai essayé d'imaginer toute une vie vouée à l'attente de sa fin. Mais n'est ce pas là justement qu'est l'essentiel ? Ne sommes-nous pas sur Terre pour nous préparer à l'au-delà ? Et lorsque nous vivons, vivons-nous vraiment, nous préparant lentement à cet accord final, ou nous divertissons-nous pour oublier le thème principal de la mélodie... Non, une mélodie qui s'éparpille ne se retient pas. Elle traverse nos sens et s'efface dans le néant. Tandis que la mélodie concise, courte, mène tout droit vers l'infini de la beauté. Et le plus bel hommage que nous pouvons lui rendre reste le silence, qui prolonge l'accord parfait. Car seul le silence est grand... Oui, seul le silence est grand.*
- Non, Daniel, tu n'iras pas.
Quand un enfant entend ces mots, en général, il se rebelle. Et ça ne manque pas.
- Pourquoi ?
Éternelle question !
- Parce que tu dois rester au lit, pour commencer. Et surtout parce que la mère d'Erwan voudrait être tranquille pour le recevoir. Anne et Ludo représenteront ses amis et le groupe, et ils ne viennent que parce qu'ils l'accompagnaient en Terre Sainte. Nous n'y allons pas non plus, mon chéri.
- Mais j'avais une question importante à lui poser !
- Tu lui demanderas plus tard ! Je suis certaine qu'il passera nous voir dans la semaine. Que voulais-tu savoir ?
- S'il va reprendre la troupe, maintenant qu'il est rentré.
Elle a baissé les yeux. Elle quitte à présent la pièce, gênée, la gorge serrée. Comment lui dire, Mon Dieu, qu'il n'entrera peut-être jamais à la troupe ?
*
La lumière rouge qui clignote. Le chuchotement des cierges. Les hautes voûtes silencieuses de Notre Dame de la Tisse, en haut de sa colline, au-dessus de la ville... Au-dessus du monde. Le froissement d'un vêtement sur le bois de la chaise voisine. Erwan ne se redresse pas immédiatement. Il prend son temps. Un soupir, et il se tourne vers le visiteur.
- Oncle François ?
Un sourire de l'adulte à côté.
- Je me doutais que tu serais là.
- Je vous croyais à Haïti ?
- J'en suis revenu. On n'avait plus besoin de moi là-bas. Et l'annonce de ton retour m'a donné des ailes... Alors, sitôt rendu à la lumière, tu t'enfermes dans une église ?
Erwan a un sourire, hausse des épaules. Son regard sombre se perd dans les vitraux. Vingt-cinq ans, l'allure d'un homme, et l'air si jeune encore, songe l'oncle. Mais les joues autrefois pleines sont maintenant creuses, le pull flotte, trop large. Et ce regard hanté par neuf mois de détention.
- Tu as appris la mort de ton père.
- Oui.
- Et ?
- Et... et rien. Je suis surpris de constater que les autres sont en vie...
- J'ai parlé à ta mère, avant de venir.
- Elle ne vous a pas mis martel en tête, j'espère !
- Non... elle s'inquiète bien un peu. Mais te savoir vivant est déjà énorme... Elle m'a demandé de veiller sur toi ces jours-ci. Je suis ton parrain, et c'est chose normal...
- Je vais bien.
- Oui... tu reviens doucement. C'est naturel. Prend ton temps.
Ils restent en silence quelques instants, dans le calme de la nef presque vide. Il est encore trop tôt pour les touristes.
- Il y a quelqu'un que tu dois aller voir...
- Qui ?
- Daniel Roche, le petit frère de ton amie Sophie. Tu te rappelles d'elle ?
- Bien sûr ! Je ne risque pas de l'oublier. Qu'est-elle devenue, après mon enlèvement ? Elle a pu rentrer sans encombre ? J'ai vu les Germains à l'aéroport, Anne et Ludovic, c'était une curieuse impression. Mais j'étais surpris de ne pas trouver Sophie... Leurs réponses étaient évasives et je n'ai pas insisté, j'étais trop à l'ouest.
- Elle n'est jamais rentrée, Erwan. Aux dernières nouvelles, elle était volontaire dans un orphelinat à Jérusalem Est.
- Ah !
L'oncle le laisse digérer la surprise. Sophie n'est jamais rentrée ! Alors qu'un de ses compagnons de voyage s'était fait enlevé par le Hezbollah, elle restait sur place, s'enfermant dans un orphelinat... Et dans les territoires palestiniens en plus !
- Ça a du être un coup dur pour ses parents. Et Daniel ? C'était mon plus grand fan quand j'étais son Akéla ! Il va bien ?
- C'est un autre coup dur pour ses parents, Erwan. Daniel ne verra pas l'été. La dernière fois que j’ai pris de ces nouvelles, voilà dix jours, il était en train de mourir d'une leucémie.
*
Entre le prêtre et le téléviseur est posé le téléphone portable. Celui-ci ne sonne pas ; celui-ci ne vibre pas. Monsieur l'abbé Raymond Descours, dit Ray, dit Casque-Granit, attend, vous l'aurez bien compris, un appel. Et tout à son impatience, Casque-Granit ne fait pas du tout attention aux nouvelles.
- Cré bon sang, mais que f...iche t-il enfin ! C'est un comble ça, deux jours qu'il est rentré, deux jours sans nouvelle !
Et le bonhomme se lève, sort une bouteille de Porto d'une antique armoire, retourne s'asseoir. Il est sur le point de tremper ses lèvres dans la liqueur quand le portable se met soudain à vibrer. Le verre valse, manque d'échouer sur le tapis, achève une course surprenante sur la table. De l'autre main, Ray-Casque-Granit a saisi l'appareil. Il ne se donne même pas la peine de vérifier l'identité du correspondant :
- Erwan ? C'est pas trop tôt ! J'ai appelé ta mère deux fois dans la matinée...
- Désolé, M'sieur l'Abbé ! On n'était pas loin l'un de l'autre, en fait, puisque j'étais à la Tisse.
- Et dans « mon » église qui plus est ! Tu ne manques pas de toupet...
- Je regrette. J'avais besoin de reprendre mon souffle. Échapper à la presse, à mes ferventes admiratrices... Mais me voilà disponible. Quand souhaitez-vous que je passe ?
- Si tu peux te libérer de tes obligations familiales... je serais enchanté de t'avoir à dîner.
- Comme au bon vieux temps !
- Je suis sincèrement désolé pour ton père.
- J'ai appris ça. Maman m'a expliqué... un accident de voiture en rentrant du boulot. On n'a jamais retrouvé le chauffard. Ça a été dur, pour elle, vous savez.
- Le Père Ray a momentanément perdu le fil de la discussion. La télévision allumée, qu'il ignorait superbement depuis l'origine, semble soudain le captiver. Il répond d'un air absent, comme éloigné :
- Dis-moi, ton amie Sophie, avec qui tu étais parti en Terre Sainte il y a neuf mois... Elle est restée là-bas, c'est bien ça ?
- Oui, mon oncle me l'a appris ce matin. Elle est volontaire dans un orphelinat de Jérusalem...
- Est ?
- Oui... Pourquoi ?
Le prêtre prend une grande inspiration. Sa mâchoire se crispe, il sert son genou entre ses doigts.
- Je crois qu'on parle d'elle à la télé.
« ... L'incident au poste de contrôle a fait trois morts parmi l'armée israélienne et huit parmi les civils. Il semble que les assaillants se sont retranchés dans l'orphelinat Saint Jean-Baptiste2 à cent mètres de là, où travaillaient une dizaine de nos compatriotes. Il n'est pas possible d'en savoir plus pour l'instant. Notre ambassadeur à Tel Aviv, Sylvie Audimat, s'est rendu en urgence à Jérusalem... »
*Discours d'Erwan à Notre Dame de la Tisse, janvier 2016
Chapitre 3
« Je ne sais pas si partir en Terre Sainte avec lui, même pour seulement deux semaines, est vraiment une bonne idée. Vous voyez, Père, je l'aime... Ça va faire bientôt deux ans.
Oh, c'est sans illusion, et vous savez bien pourquoi... Je me suis peut-être trop attachée à son pas au cours des derniers mois. Mais il pourrait tout aussi bien m'envoyer à l'autre bout du monde pour soigner les lépreux et apprendre à lire aux enfants des bidonvilles, que m'épouser. Car plus je l'aime, Père, et plus c'est le Christ que je voudrais suivre ; et c'est à la fois une grande douleur et une grande joie. »*
La lettre est dans le tiroir. Le tiroir est fermé. La clé est encore sur la serrure. Ce n'est qu'une page parmi les milliers de cette bibliothèque ; une page qui dort dans le noir depuis plus de neuf mois. A l'extérieur du tiroir, la pièce est chaleureuse, le feu brille, la pluie bat les carreaux. Erwan est dans sa bulle. Le prêtre l'a bien compris ; il n'insiste pas, lui sert deux doigts de vin, espérant voir le garçon se dérider. Son regard vide glisse sur la bibliothèque, qui envahit deux des murs de la pièce. Ceux qui ne sont pas occupés par la cheminée et la porte-fenêtre donnant sur le jardin. Pas un ouvrage n'a disparu des rayons, en neuf mois. Il saurait encore situer avec précision les livres de la pléiade, les ouvrages reliés de Tolkien, la collection intégrale de la Comédie Humaine, les Confessions de Saint Augustin et l'Histoire d'une âme. Les étagères encombrées et poussiéreuses ont un aspect rassurant. La sécurité de la caverne, de la grotte, de la salle souterraine où il a passé ces neuf derniers mois. Le prêtre l'examine : non, rien, dans ce visage fermé, ne permet de déceler une quelconque émotion due à la triple nouvelle de ces derniers jours. La mort de son père, Damien de Marcaurd, renversé par une voiture une semaine après son enlèvement. La maladie de Daniel, et la prise d'otage qui vise maintenant Sophie, son amie d'enfance et camarade de voyage.
- Tu as pu parler avec ton parrain ?
Un hochement de tête. Le Père soupire de soulagement. Si François de Marcaurd est rentré pour son neveu, il saura veiller au grain.
- J'admire beaucoup ton oncle. Ce qu'il a fait en Haïti, ces derniers mois, avec l'Ordre de Malte...
- Oui. Maman est soulagée de l'avoir à la maison cette semaine.
- Vous avez réfléchi à ton avenir ?
- Non, pas encore.
- Te souviens-tu de ce dont tu m'avais parlé avant ton départ ?
- Oui, Père. J'y ai d'ailleurs beaucoup pensé ces neuf derniers mois. Mais vous voyez... Autant avant, tout semblait limpide. Enfant, mes parents me trouvaient trop pieux. Mais la piété est-elle un gage ? Vous-même, m'avez-vous jamais trouvé « trop catho », comme disaient mes amis de Sciences-Po ?
- Trop, non, certainement pas. Ta piété, que t'ont longtemps reprochée tes parents, je la voyais moi comme une grande simplicité dans ta relation avec Dieu. C'est loin d'être un défaut. Mais ce n'est pas un gage. Cependant, si tes aspirations de l'époque n'ont pas changé...
- Je ne sais plus. Il y a neuf mois encore, j'avais peur de l'avenir, je craignais de m'engager envers quelqu'un d'autre. J'aurais peut-être pris la fuite dans une décision que je n'avais pas la maturité nécessaire pour prendre.
- Tu me vois heureux de ta lucidité. Et maintenant ?
- Ce n'est pas facile de voir l'avenir, quand on a vécu chaque minute, chaque seconde de sa vie, comme une éternité, pendant neuf mois ! Mais je pense, je crois... que je n'ai plus peur. J'ai le sentiment d'être prêt, Père. Mais à quoi... Je ne le sais pas encore.
- C'est ça, de grandir ! Je me suis fait des cheveux blancs pour toi pendant neuf mois, et maintenant je sens que la calvitie guette... Allons, on ne va pas se laisser dépérir ! Mangeons pendant que c'est chaud.
Casque-Granit sait y faire : le hachis parmentier dériderait un fonctionnaire de Bruxelles en mission dans la Sologne. Arrivés au dessert, la conversation prend un autre tour.
- Dis-donc, tu savais que je connais bien l'actuel ambassadeur en Israël ? C'est Sylvie Audimat, l'ancienne ministre de l'intérieur, désavouée après l'esclandre des sans-papiers à la Tisse il y a un an. Ils m'avaient sérieusement interrogé à l'époque...
- Erwan était sur le point de se resservir en cidre, il interrompt son geste. On a souvent tenté de tirer les vers du nez ecclésial, toujours en pure perte bien-sûr.
- Vous voulez rire ! Des dizaines de clandestins escamotés comme par miracle dans votre église, pas étonnant qu'on vous ait cuisiné !
- Eh eh... La petite ministre ne s'en est jamais remise. Elle m'appelle tous les mois pour essayer de me faire cracher le morceau...
- Le souterrain, hein !
- Le prétendu souterrain. Bref. Toujours est-il que je connais bien Sylvie. Si ça te tente, j'essaierais d'avoir quelques infos de première main sur la situation là-bas. Ça serait bien mon tour, d'aller à la pêche au renseignement...
- C'est une idée ! Dites, tant qu'on en parle, j'ai vaguement songé à contacter quelques camarades de promo de Sciences-Po... Ça ne fait que deux ans que nous en sommes sortis, mais c'est le moment ou jamais de faire fonctionner le réseau. J'ai appelé un ami tout à l'heure, nous lançons un groupe de soutien sur Facebook. C'est toujours ça de fait...
- Ils en ont fait autant pour toi.
- Je sais ! Justement, j'ai acquis une certaine notoriété. Autant que ça serve à Sophie, et à tout ces gens là-bas, coincés avec elle... Je suis certain qu'il y a une carte à jouer sur le plan diplomatique.
- Il faut toujours essayer. Ton oncle, François... il pourrait peut-être faire quelque chose, non ?
Erwan est sorti de sa léthargie. Ce n'est pas le moment de le calmer, de le rendormir. Tout ce qui peut le raccrocher au monde réel est le bienvenu. Il s'agite, boit son verre d'une seule lampée, et soudain contemple son assiette songeur. Il ne faut pas être grand devin pour comprendre que le garçon s'identifie maintenant à Sophie. Le prêtre reste prudent, parle peu, écoute beaucoup. Il finit cependant par demander :
- Dis-moi, Erwan... Tu aurais une idée de la raison qui a poussé Sophie à rester là-bas ?
- Je me suis posé la question, et non, je ne sais pas. Elle ne pouvait rien faire de plus là-bas... et pour ses parents, ça a du être très dur. Alors, je ne vois pas. A moins, bien entendu... enfin, je pense... ça pourrait être simplement... Par amitié ?
- Oui, c'est une théorie.
Quel innocent, songe Casque-Granit en souriant à la cheminée.
*Lettre de Sophie à l'Abbé Descours, mars 2015
Chapitre 4
« Dis donc, je suis drôlement content qu'ils ne t'aient pas tué finalement ! Comment tu vas, t'es pas trop fatigué ? Tu as drôlement maigri, enfin ça t'arrange plutôt. Moi ça commence à aller mieux.
J'espère que je serais remis pour le camp ! C'est super, que tu reprennes la Troupe. Mais sinon, tu vas faire quelque chose pour ma sœur, dis ? Parce que tu sais, c'est un peu pour toi qu'elle est restée. Ce n'était pas drôle pour maman, vu que j'étais malade, et tout... Mais maintenant, avec toi, tout va s'arranger ! D'abord je suis en train de guérir, ensuite, tu vas t'occuper de Sophie, non ? Ils n'ont pas pu te tuer, toi, alors c'est sûr, tu vas la sauver... »
Nulle grappe de lumière ce soir. Le brouillard s'étend sur l'Europe comme une chape de laine. Erwan dort. Ou en tout cas, il aimerait bien. « Son état s'est stabilisé, lui a confié la maman de Daniel hier soir. Mais nous avons eu si peur ! Et rien n'est gagné encore. Ne le fatiguez pas trop, et surtout, ne lui mettez pas des idées de grand jeu, d'installs et je ne sais quoi d'autre, dans la tête. Les scouts, ils l'attendront. Un camp dans cinq mois, et puis quoi encore ! » Erwan s'était gardé de pousser le gamin dans ce sens. Mais il n'était pas facile de l'empêcher de babiller. Et tout à la joie de retrouver son grand ami, le gosse n'avait pas fermé la bouche de l'après-midi. Mais Sophie, Grand Dieu ! Daniel le voyait là comme un héros, une arme fatale, assez fort pour détruire le Hamas, le Hezbollah et Al Qaïda réunis. Il n'empêche. Il ferait ce qu'il pourrait. D'ailleurs, il est déjà en route. La veille, un coup de fil du directeur de son IEP l'a surpris au réveil. « La promotion de cette année porte votre nom. Vous n'étiez pas au courant ? » Non, il n'était pas au courant, il sortait d'un trou dans la montagne, s'attendait-on à le voir surfer sur Facebook deux heures par jour ces neuf derniers mois ? « Et bien voilà, ça serait bien si vous pouviez être présent à la remise des diplômes... » Évidemment, que ça serait bien. La presse française se pencherait sur le berceau d'un IEP de province que son directeur voulait dynamique, en pointe. Erwan s'endort à présent, dans l'avion, une fois de plus. Sophie... Mais que diable, que diable allait-elle faire, dans cette galère ?
*
Cela fait 37 heures. Sophie les a comptées, une par une. 37 heures qu'elle est bouclée dans sa cellule devenue prison. Elle échange en morse avec Jean, son voisin, à coup de livres contre le mur. Ils ont voulu les faire taire, ils ont confisqué les livres. Elle continue, à coup de poings. Les volontaires n'en sont pas encore revenus. Le « chef », celui qui dirige l'escouade. Ils le connaissent. Très bien même.
Il avait trois ans quand ses parents sont morts. Un obus qui volait trop bas, qui avait atterri trop tôt, qui avait emporté sa mère au passage. Son père était entré au Hamas, avec ses oncles. Tous morts, disparus, envolés, eux aussi. Il a trois ans, le petit Hamid, quand on le dépose ici. Il y a un an, il en avait treize, quand un oncle est venu le chercher à l'orphelinat. On n'était pas fâché de le voir partir, ce gosse colérique, fugueur, violent même. Sophie ne l'a pas connu : elle ne sait pas. Mais les sœurs en parlent avec crainte, et les plus anciens volontaires hochent la tête en silence. Le gosse n'était pas facile. Il a 14 ans maintenant. Il tient sa kalachnikov comme un homme. Il commande comme un homme. Un homme paniqué, un homme en colère, un homme qui sait ce qu'il veut. Un homme qui n'a pas fini de muer. Mais il veut la vengeance... Et il a la haine. Un bon compromis.
- You can out... Out !
La porte s'est ouverte brutalement. Le chambranle de bois rebondit. Sophie s'est dressée sur son lit, parfaitement éveillée, comme si elle n'avait pas sommeillé de la nuit. Elle regarde le jeune milicien la bouche entrouverte, une mèche brune dans les yeux, les sens en alerte mais l'esprit tétanisé. Comment définir cet état de nervosité qui vous rend sensible au moindre bruit, tout en empêchant votre corps de réagir ? Votre conscience perçoit alors avec une acuité hors du commun chaque atome de votre environnement ; mais face au danger, le corps reste immobile, vous usez des plus grandes précautions pour accomplir un geste aussi banal que le mouvement machinal du poignet remettant en place quelques cheveux derrière une oreille.
- Out, out !
Elle s'est levée d'un bond, remarque le mouvement brusque du garçon vers son arme. Il n'a pas plus de 18 ans, porte un kefieh autour du cou, une veste en jean. Une mitraillette pend à son côté. Elle perçoit son erreur : il a du s'effrayer en la voyant aussi vite sur pied. Elle ne bronche pas. La main du gamin retourne à sa poitrine. Il triture la fermeture éclair pour se donner une contenance. D'un geste, il lui enjoint de sortir. L'estomac lourd des repas sautés, elle le suit.
Le couloir est sans fin. Le jour se lève sur les collines de Judée. Elle ne jette pas un regard au dehors. Jean marche devant elle, un autre gosse sur ses talons. Les portes ouvertes des chambrettes à sa gauche : ils ont fait sortir tous les volontaires, sans doute toutes les sœurs aussi. Pourquoi ? Qu'est ce qu'ils leurs veulent ?
Les voilà dans le réfectoire. Les enfants sont tous accroupis au sol contre la baie vitrée à droite, l'air effaré, leurs grands yeux noirs écarquillés de crainte. Les regards volent, des volontaires à Sœur Rachidé, alignés dos au mur devant eux. Ils n'osent pas se fixer sur les armes ou sur leurs porteurs. Sophie se dirige vers les autres jeunes et les religieuses. Ici aussi, on se jette des coups d'œil, on s'accroche à la responsable de l'orphelinat. Sœur Rachidé a croisé les bras et retroussé ses manches. Les mèches grises qui échappent au voile bleu n'ont pas l'air plus grasses que d'habitude ; son habit n'est pas fripé. Pourtant, Sophie se sent si sale, couverte de la sueur d'une nuit chaude qui n’est pas de saison. La doyenne de l'orphelinat semble la seule à ne pas souffrir de la chaleur suffocante de ces dernières heures, la seule à garder son calme, la seule à oser fixer dans les yeux leurs geôliers. Et pourtant, nulle haine dans le visage ridé, triste mais décidé. La charité et la volonté ne jaugent pas des adversaires, ne jugent pas d'ennemis, ne condamnent aucun criminel. Sœur Rachidé, comme elle le fut toute sa vie, au Liban puis en Palestine, des champs de bataille à l'orphelinat, est toute entière don et pardon. Hamid règne sur son monde. Il évite le regard de la vieille femme. Il n'est pas venu pour se confronter à son ancienne directrice.
Sophie et Jean, derniers arrivés, ont embrassé la scène dans un regard. Ils se retrouvent dos au mur, avec les huit autres jeunes. En face, la baie vitrée leur donne un aperçu du petit matin. Le soleil se lève dans leur dos, et ses rayons viennent frapper en plein dans le Mur, gris, long serpent s'étendant sur les collines de Judée. Les oliviers s'éveillent. Non, ils n'ont pas changé de couleur durant ces dernières vingt quatre heures. Leur bleu gris indéfinissable est comme le miroir de cette journée. Jamais fixé, toujours le même. On le reconnaîtrait entre mille, on ne peut le décrire avec précision. Un souffle de vent et tout change ; un rayon de soleil et tout s'éclaire. Le destin est entre les mains du hasard. Peur et espoir se mêlent, et au milieu de tout cela, la pitié de sœur Rachidé, la prière de sœur Danielle, le sourire de Jean qui rassure les enfants, comme il peut : « nous sommes là, nous ne vous abandonnerons pas. Quoiqu'il arrive. Quoiqu'il arrive... »
C'est toujours dans ces moments là que les pensées les plus incongrues montent à la conscience, en même temps que l'adrénaline envahie un cerveau paniqué. « Erwan m'en voudra terriblement ». Un éclair, et elle se reprend.
Hamid s'est avancé. Il toise les volontaires. Certains l'ont connu : mais il est presque aussi grand qu'eux à présent. D'un geste du menton, il indique les enfants apeurés.
- Food children. Quick.
*
Les étudiants voient sans doute leur promotion intégralement endimanchée pour la première et dernière fois de leur existence. A moins d'avoir déjà assisté au gala, et encore, rien n'est moins sûr. Ce soir en tout cas, aucun ne sera bourré avant l'heure. Les parents sont là. On s'assoit dans un joyeux brouhaha : cela fait parfois plusieurs mois qu'on s'est quitté, stages, écoles, premiers emplois, « écoute du marché du travail » comme on dit poétiquement. On se passe les nouvelles.
- On aurait pu s'appeler promo Homer Simpson ! Ch'uis dég ! proclame une jeune fille à sa voisine.
Plus loin, un étudiant arbore une cravate bleue à l'effigie du héros de la série animée. Chaque année a connu ses lubies. La promotion ‘Erwan de Marcaurd’ ne déroge pas à la règle.
Un sourire nostalgique flotte d'ailleurs sur les lèvres de l'intéressé. Tout ces jeunes actifs qui vont se trouver confrontés à la crise, il y a de quoi en émouvoir plus d'un. Toutes ces jeunes têtes bien formatées, quelle œuvre magnifique. Une épreuve d'artiste. Dieu merci, ici et là on trouve encore un hurluberlu décoincé ou passionné. Une bouffée d'air frais dans ce monde gris... Et pourtant, pas de quoi avoir honte de son diplôme. Sciences Pipo, un rien désabusé, fausse modestie des ambitieux et amusement des passagers clandestins. Les mailles du filet sont encore larges, à Sciences Po Lille. Un speech des têtes de promo, un discours du directeur, lequel a renoncé à son pull fétiche pour une vague cravate – ah non, sans Simpsons. Erwan est introduit. Il a dormi dans l'avion : et soudain, au moment de prendre le micro, cette envie insurmontable de bailler ! Comme s'il n'en avait pas eu tout le temps pendant les discours z-officiels. Il sert la mâchoire, remercie d'un signe de tête son dirlo, parvient à émettre un sourire.
- Paliens du soir, bonsoir !
Rires dans la salle.
- Je n'ai pas l'habitude des ronds de jambes entre diplômés de l'Institut d'Etudes Politiques de Lille. D'ailleurs je crois que ça ne se dit pas, Institut d'Etudes bla bla bla. Pour tout vous avouer, je n'ai plus trop l'habitude des mondanités tout court. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais j'ai passé les neuf derniers mois de ma vie dans une vieille cave qui a du servir d'étable aux boucs des vingt derniers siècles passés, avec une lucarne grosse comme votre diplôme pour fenêtre et un ou deux vieux moudjahidines qui ne parlaient que leur patois d'Iran pour seule compagnie. Faudra m'excuser si j'ai perdu l'habitude des plans en deux parties et des préparations de grand O...
Il glisse la main dans sa poche. C'est à ce moment que Bilbo, désespéré de disparaître, enfilait l'anneau qui y était planqué. Mais Erwan n'a qu'un chapelet dans la poche ; et un chapelet n'a jamais permis de disparaître.
- Il paraît que c'est pour cette raison que vous avez choisi de favoriser mon nom pour baptiser la promo. Je dois vous faire un aveu... Moi, j'aurais voté Homer Simpson.
Rires dans la salle, applaudissements, sifflets, approbation de la partie la plus festive.
- C'est vrai qu'à Lille, on est un peu spécialiste en matière de séquestration orientale... Apparemment, ça n'a pas l'air de vous déplaire. Je vous souhaite de tout cœur ne jamais connaître ça. Moi, j'ai pas rigolé tous les jours. J'en connais une autre qui n'a pas rigolé non plus, en son temps. Et vous savez, je ne suis pas un héros par choix. Du moins, pas vraiment. J'étais pas journaliste en exercice, ni agent secret, ni missionnaire, quand j'ai été enlevé. J'étais juste un jeune comme tous les autres, un pèlerin, un touriste, comme on en trouve des milliers dans cette région du monde. Et c'est vrai, c'était pas malin de ma part de monter aussi près du Golan. Mais j'étais curieux. Comme bon nombre d'entre vous. Et je l'ai payé, cher, très cher. J'ai morflé, comme on dit.
Il reprend son souffle, il ne sait plus comment amener la chose. Il jette un œil vers la salle. Le silence l'impressionne soudain.
- J'ai une copine de promo qui est là-bas. On était parti ensemble. Quand j'ai été enlevé, elle est restée. Volontaire dans un orphelinat. Même pas V.I., non... juste volontaire... pas payée, sans rien en bout de parcours, que le bonheur d'avoir servi son prochain. Elle est encore là-bas. Elle y restera peut-être. Je veux dire, elle y laissera peut-être sa vie. Vous avez vu la télé, vous savez ce qui se passe. En ce moment même, il y a une bande de cinglés manipulés par quelques cons qui sont peut-être en train de tuer tout le monde dans cet orphelinat. A l'instant même où je vous parle. Et je peux pas m'empêcher de penser à eux. A leur angoisse, à la peur qui les fait transpirer, à cette sueur froide qui goutte de vos doigts, de votre front, qui imbibe votre dos et mouille votre chemise, comme autant de gouttes de sang. Je ne sais pas... C'est vrai, j'ai souffert, j'ai vu des gens mourir, j'ai été torturé, j'ai failli y rester. Mais je m'en veux... parce que si j'étais mort, je serais peut-être mort pour rien. Et j'ai déjà si souvent l'impression d'avoir vécu pour pas grand chose... C'est cool, vous avez été diplômé ce soir. Vous avez reçu une formation. Vous voulez qu'elle soit utile à quoi ? On ne peut pas mourir pour quelqu'un si on n'a vécu pour personne. C'est la leçon que Sophie m'a donné ces derniers jours. C'est ça que je voulais vous transmettre...
Sa main sert toujours les grains de bois. C’est de l’olivier, il l’a acheté non loin de Bethléem, à un artisan chrétien qui avait son atelier à côté du lieu dit « le champ des bergers ». Sophie possède le même, ainsi qu’Anne et Ludo. Les quatre compagnons de voyage s’en étaient fait une confortable réserve il y a neuf mois. C’est le seul objet personnel qui a survécu à sa captivité. On lui avait tout retiré : jusqu’à ses vêtements, pour lui faire enfiler un vague jeans sale et déchiré. Pas une pierre pour poser sa tête, pas de couverts dans ses gamelles, pas de viande avec le riz, pas de livre ni de musique, ni un ami pour parler. Seulement des coups dans la figure chaque fois que l’envie leur en prenait. Mais il pouvait encore prier. La frontière s’arrêtait là : ultime dignité de l’Homme, sa Foi. On ne lui avait laissé qu’une arme, et il s’en servait. Les grains d’olivier, patinés par le sang, les larmes et la sueur, glissaient à nouveau entre ses doigts, le bois de là-bas, les branches d’un même arbre… Si les mitraillettes crépitaient, vacarme d'enfer, il lui semble qu'il pourrait les entendre résonner jusqu'ici, dans cette salle froide du Zénith de Lille. Il jette maintenant son regard vers les côtés de la salle. La caméra de France3 clignote. Grand Lille TV le fixe. TF1 prend un pano des strapontins du Grand Palais. Les étudiants se taisent tous. Erwan sait qu'il n'a plus rien d'autre à dire. Il est venu pour convaincre, et il n'en a plus la force. Plus tard, lors du pot – pardon, du cocktail – il transmettra le message. Il sait qu'il circulera. Il compte sur le lobbying. Mais avant de convaincre les intelligences, il faut toucher les cœurs.
- J'ai vu que vous aviez lancé une page facebook pour soutenir les otages en Palestine... Qu'est ce qu'on peut faire en ce moment ?
- Adhérez au groupe, faite-le connaître, mais surtout pas de provocation. Il faut agir avec discernement... Si vous avez des contacts dans les ministères, en particulier dans le corps diplomatique...
- Moi j'ai fait mon stage au CCF de Dakar, le directeur est maintenant en poste à Tel Aviv...
- Vous avez gardé contact ?
- Oui, j'ai fait mon mémoire avec lui...
- Génial !
- Mais qu'est ce qu'il pourra faire ?
- Influencer l'État d'Israël pour assurer un règlement du conflit pacifique, peut-être en ouvrant des négociations avec les preneurs d'otages, encourager les autorités palestiniennes à s'engager aussi dans cette voie, à coopérer... Proposer un intermédiaire qui ne soit pas partie prenante, c'est une possibilité qui faciliterait grandement l'apaisement des esprits...
Il explique, il va de groupe en groupe, abordé de toutes parts, tout étonné qu'on le vouvoie, et tout le monde veut le saluer, tout le monde veut lui parler, tout le monde veut la dédicace sur le papier, la photo à ses côtés. La tête lui tourne, mais le boulot l'a repris. Il est corps et âme à sa tache, sa mission. Mais Sophie, Sophie... Pourquoi es-tu restée là-bas ?
Chapitre 5
- Je t’accompagne.
- Pas question.
La question a fusé, la réponse, aussi sec, est revenue dans la figure du jeune homme. Comme Daniel il y a quelques jours, il veut supplier :
- Pourquoi ?
Éternel pourquoi, insatiable pourquoi…
- Parce que tu viens de rentrer. Ta mère a besoin de ta présence. Il n’est pas question que tu retournes très précisément te fourrer dans ces affaires. Pense un peu à elle, pense aux tiens !
- Je vais appeler l’abbé Raymond. On verra bien…
- On ne verra rien du tout. Je suis ton parrain, et je suis en plus le chargé de mission. Ce n’est pas à toi de décider. Je n’ai pas besoin de quelqu’un dans les pattes.
- Tu sais bien que c’est faux ! Tu as toujours besoin…
- Pas de toi en tout cas. Si tu veux m’être utile, prie. Et si tu veux appeler l'abbé, vas-y. Seulement, je te préviens ; nous sommes entièrement sur la même longueur d’onde.
Le visage d’Erwan n’est plus que déception. Il sert nerveusement le chapelet dans sa poche. A quoi bon ! Il voudrait être là-bas, au cœur de l’action. Il y pense sans cesse, et Sophie est devenue le témoin silencieux de tous ses rêves, une présence absente qui le poursuit où qu'il aille. Elle est là, en filigrane, dans tout. Si elle meurt, se sera à cause de lui. Et quelque chose sera brisé à tout jamais. Si elle survit, alors la vie reprendra. Son souffle est suspendu à cette sentence. D’elle dépend son retour effectif. Dans son idée, il associe la captivité de Sophie à cette lourdeur étrange qui pèse sur ses épaules depuis son retour, cette angoisse qui le suit partout, comme s’il ne parvenait plus à se faire une place dans ce monde superficiel et pressé. Ils ont bien remarqué, autour de lui, qu’il ne mange plus rien, qu’il ne dort quasiment plus. « Effet secondaire, ce n’est pas facile de reprendre un rythme alimentaire sain », a rassuré le médecin. Cette boule sur son estomac lui rappelle ses partiels d’antan, le Grand O, le départ pour Jérusalem, le passage de son permis, le cancer de sa grand-mère. Synonyme de stress et de chagrin. Et son oncle qui ne comprend rien, qui ne voit pas ce désir d’action, d’avancer, de se battre ! Qui lui recommande de prier !
- Je vais voir Daniel !
La maman entend la porte claquer. Elle jette un regard désolé vers son beau frère, au travers de la cuisine.
- Il s’en remettra. Ce n’est pas bon pour un gosse de fuir ses problèmes en se jetant sur ceux des autres… Surtout que je ne sais pas du tout, cette fois, dans quoi je m'embarque. J'ai le sentiment très profond qu'on nous cache quelque chose sur cette affaire. Les relations avec la presse sont au point mort, et notre ambassadeur n'a pas le moindre indice de ce qui se passe. C'est comme si tout le monde s'en foutait. Ou alors, c'est qu'on nous dissimule maladroitement un certain malaise. Je crains que la vie de Sophie ne soit plus menacée qu'on ne le pense...
- Il l’aime bien, la petite Roche. Il se fait du mouron, François.
- Oui, il l’aime bien. Et c’est une fille géniale. Mais il s’est aveuglé pendant assez longtemps sur son compte. Il est temps que cela cesse.
- Erwan ? Je ne savais pas qu’il pensait à elle de cette façon… c’était juste amical, non ?
- Pour lui, oui. J’y vais, Véronique. Ne t’inquiète pas trop pour Erwan. Son caractère de cochon revient au galop, c’est un très bon signe. Quant aux gosses de là-bas, je vais faire mon possible. « Pour votre service et la plus grande gloire du Très-Haut », comme disent les anges1 !
*
- Toi, t’es pas dans tes baskets aujourd’hui !
L’avantage de Daniel, c’est qu’il comprend vite. Pas besoin de tergiverser pendant des heures.
- Je pourrais être dans l’avion en ce moment, avec mon oncle, pour aller chercher ta sœur. Et tu sais ce qu’il me dit ? Il me dit que ma place n’est pas là-bas… Le seul truc que je peux faire, maintenant, c’est prier… J'ai vraiment l'impression qu'il me cache un truc !
- Et ben voilà ! T’as essayé de faire marcher les influences avec Sciences Po, les groupes Facebook et les médias, maintenant on peut faire marcher le réseau catho ! On n’a qu’à faire une grande chaîne de prière pour l’orphelinat, et aussi pour la conversion des preneurs d’otage, et pour qu’Israël reconnaisse qu’il faut quand même changer les choses, et…
- Et la paix dans le monde, ça va, j’ai compris Daniel.
- C’est une super bonne idée ! Si tu veux pas le faire, moi je me lance ! En plus, je vais beaucoup mieux maintenant, ça sera l’occasion de rappeler mes potes…
*
Ray Casque-Granit s’est essayé au coca-rhum-menthe-vinaigre. Un verre de coca, un doigt de rhum, un fond de menthe, une goutte de vinaigre. C’était le breuvage préféré du vieux copain Woy Cœur-Ailé au séminaire – Dieu aie son âme !
- Tudieu, comment pouvait-il aimer ça !
Le cocktail imbuvable n’en est pas moins siroté jusqu’au tiers. Le temps que l’ordinateur s’allume, qu’on branche le casque, qu’on se connecte à skype. Le verre rejoint le bureau alors que la sonnerie, à quelques milliers de kilomètres de là, retentit.
Elle est sur le point de quitter le bureau. Il commence à se faire tard. Elle a déjà autorisé son secrétaire à rentrer. Nous sommes vendredi soir. Le téléphone sonne, et ça, c’est très contrariant. Elle s’est habituée à des horaires moins contraignant qu’au ministère de l’intérieur. Malheureusement, on a l’air de considérer en haut lieu que les responsabilités d’un ambassadeur sont à prendre avec le même sérieux que celles d’un ministre de l’intérieur. Elle fait le tour du bureau, regarde le numéro qui s’affiche. Un rapide grincement de dent, plus amusé qu’autre chose : ce numéro, elle le connaît. Elle sait pourquoi il appelle, du moins, elle le suppose. Parce qu’en fait, c’est la première fois qu’il appelle. Usuellement il ne faisait que répondre, et encore, pas toujours…
- Bureau de l’Ambassadeur.
- C’est vous madame l’ambaaa… ssaaa… comment dit-on déjà ?
- Madame l’Ambassadeur.
- Ah oui, possible.
Il rejoue le même numéro lors de chaque conversation.
- Que me vaut le plaisir de votre appel ?
- J’avais l’envie soudaine d’entendre votre voix si mélodieuse. Je me suis alors rappelé d’un petit service que j’avais à vous demander…
- Allons-y.
- J’ai un ami, un bon copain…
- Je connais certains de vos « bons copains ».
- Ah oui, ce pauvre Woy… qu’il repose en paix. Mais le gaillard dont je vous parle est d’un autre style. Beaucoup plus sain d’esprit, mais plein d’audaces et de ressources. Et donc, ce bon ami est en route pour Jérusalem à l’heure qu’il est. Rien ne l'empêche de faire un crocher par Tel Aviv2...
- Quelle coïncidence.
- N’est ce pas ? Moi qui avais justement l’envie de vous présenter l’un à l’autre.
- C’est un cœur à prendre ?
- Sait-on jamais. Mais il devrait se ranger pour ça, car ses missions habituelles ne sont guère compatibles avec une petite vie de famille. Figurez-vous qu’il est chargé de mission… quand il ne travaille pas pour l’Ordre de Malte, il rend en effet, oh disons… de menus services.
- Chargé de mission pour quel organisme ?
- Un minuscule État enclavé dans l’Italie, c’est grand comme un mouchoir de poche, vous ne connaîtrez sans doute pas.
- Puis-je vous demander, quelques minutes dans votre existence, de cesser de me prendre pour une imbécile.
- Je vais faire mon possible. Je ne suis pas un as de l’auto persuasion figurez-vous. Mon ami arrive dans quelques heures. Je souhaite que vous lui apportiez votre soutien.
- Mon soutien ? Et si vous me disiez quelle est cette mission, que j’y réfléchisse ?
- Rien qui implique l’Opus Dei, l’OMS ou toutes autres organisations judéo-maçonnique. Il s’agit simplement de convaincre l'État d’Israël de le laisser assurer la médiation entre les différentes factions en cause, dans l’affaire de l’orphelinat occupé.
- Il y a quelques uns de nos ressortissants parmi les volontaires je crois ?
- Exact. Et c’est pour cette raison que votre aide nous serait précieuse.
- Pourquoi est-ce vous qui venez solliciter mon aide ?
- Et bien, voyez-vous, je me sens concerné par cette affaire. L’amie d’un ami… Une de mes amies aussi… se trouve prise au piège de cet orphelinat. Je voudrais donc favoriser une sortie de crise pacifique.
- Je vois… Quel dommage qu’un mystérieux souterrain ne lui permette pas de fuir dans la campagne au nez et à la barbe de ses geôliers !
- En effet c’est dommage. Pardonnez mon ton sec, madame l’Ambassadeur. Vous êtes bien placée pour nous permettre de calmer la situation. Rien ne vous y oblige. Vous êtes libre. Je ne m’amuserais pas à vous faire marcher pour vous transmettre un secret imaginaire ou non, mais qui n’est pas le mien. Enfantillage que tout cela. Des vies sont en jeu ; pas seulement votre réputation, ou celle de votre gouvernement. Nous ne sommes jamais certains de réussir dans nos entreprises : à moins bien sûr, de mettre notre fin dans nos moyens. Voulez-vous que je dessine moi-même la carte qui vous conduira au dragon, ou préférez-vous l’affronter de votre plein gré ?
Et sur cette phrase sibylline, il raccroche. Il tombe le casque. Coupe l'écran. Prend une grande respiration. Saisit le verre à côté de lui... et avale cul sec le breuvage.
- Ah! Mais c'est infect !
*
- Eh, petit garçon, c’est vrai ce qu’on dit ? C’est ton paternel, le commandant ?
- Ça vous pose un problème ?
- Non… sauf si ça joue un rôle dans ta promotion. C’est le cas ?
Le jeune hausse les épaules et roule une cigarette.
- T’en veux ?
- Envoie toujours. Tu t’appelles comment ?
- Yoran.
Les deux soldats tirent en silence quelques instants.
- Si ton père est le big boss, tu vas peut-être pouvoir nous renseigner… Pourquoi ils nous ont ramené à Jérusalem, selon toi ?
- Qu’est ce que j’en sais ? Je suis pas dans les confidences.
- On est un commando d’élite. On sort d’un entraînement spécial. Y’a du raffut ces temps-ci à Jérusalem ?
- Il se passe toujours quelque chose ici.
Un autre arrive, réclame à son tour une clope, s’adosse au mur, fait jouer le briquet et nonchalamment annonce :
- J’ai pu voir une fille, aujourd’hui.
- Et alors ? On en voit tous les jours dans l'armée… Même sur les sous-marins nucléaire, petite tête !
- Une civile de Jérusalem.
- C’est tes oignons.
- Ah ouais ? Et vous êtes au courant pour cette histoire d’orphelinat pris en otage ?
- Quel orphelinat ?
Les oliviers s’endorment une fois de plus. Une pétarade retentit non loin : un feu d’artifice. Nous sommes vendredi soir. Ouverture du Sabbat. Les familles endimanchées, quoique le terme soit totalement déplacé en l’occurrence, se pressent vers le Mur. Pas celui qui les sépare de cet « autre Israël ». L’autre, celui qui les sépare du passé, dernier rempart d’une épopée que la Terre entière a célébrée. Le crépuscule s’étend sur les collines de Judée. Mais nul repos pour les soldats : ils ont signé, ils savaient à quoi ils s’engageaient. Pas de fête religieuse quand on doit défendre son pays. Car eux ne feront aucune trêve ; ils n’en ont jamais faite, pas même pour le Kippour. Une première étoile s’allume soudain. Yoran la contemple, distrait. Il y a dix jours, il discutait avec un jeune de son âge sous les mêmes étoiles. Ce soir il fait plus frais. On est plus haut.
*
- Toi, tu arrêtes de me regarder !
Hamid ne supporte plus. Depuis quatre jours, la religieuse n'a jamais baissé le regard face à lui. Jamais. Et elle est bien la seule. Mais Sœur Rachidé se contente de soupirer. Elle ne cherche pas à le blesser, à le mettre hors de lui. Elle est triste pour lui. Elle se demande encore ce qu'elle aurait pu faire, ce qu'elle a raté.
- Je vais te tuer !
Il la frappe à coup de pied, et elle est tombée, sous le regard des enfants. Jean s'est précipité, il veut séparer la vieille religieuse de son bourreau. Hamid a brandi son arme, tiré en l'air. Des morceaux du plafond tombent sur leur tête. Jean s'immobilise. Le petit palestinien s'est retourné vers la vieille femme. Celle-ci a le tort de lui jeter un nouveau regard. Tout autre que lui y lirait le pardon ; mais lui ne voit que de la pitié, et cette image de lui-même que lui renvoie sa victime le met en fureur. Les coups redoublent, Jean quitte son immobilité et se jette sur le garçon, au mépris du danger. Il est repoussé violemment, et roule par terre. Sœur Rachidé profite de l'accalmie pour se relever.
- Reste couchée, sale chrétienne !
L'a t-il souhaité ? Les coups sont partis tout seul. Une seule rafale, une seule ; et Sœur Rachidé s'effondre, rendant au Seigneur une âme qu'elle Lui avait de toute façon réservée.
Chapitre 6
- Tu penses qu'elle nous aime encore, Sophie ?
- Oui, bien sur Daniel. Pourquoi ne nous aimerait-elle pas ?
- Toi, elle t'aime. Elle est restée là-bas pour toi. Mais ses copains ont toujours compté plus pour elle que nous. Elle n'est pas revenu quand maman lui a dit que j'étais malade.
Elle avait aussi un engagement auprès de ces autres enfants.
- N'empêche. On est sa famille. C'est légitime de vouloir être aimé par quelqu'un ?
- Bien sur, que c'est légitime. Pourquoi ça ne le serait pas ? C'est horrible de n'être aimé par personne. Mais toi, tu es aimé par tes parents. Pense à ces orphelins là-bas, s'ils n'avaient pas les religieuses et les volontaires, qui les aimerait ?
Daniel s'est fait songeur. Il n'avait pas imaginé cette réponse.
- Sophie, elle est partie parce qu'elle ne voulait pas rentrer sans toi. Pas parce qu'elle avait envie d'aimer des orphelins.
- Je ne sais pas...
Autour du grand d'être songeur. L'orphelinat Saint Jean-Baptiste, il y a un peu plus de neuf mois... Ils avaient passé l'après-midi là, à faire jouer des nourrissons d'un an traumatisés par un abandon, la maltraitance, la malnutrition. Lui s'était senti effroyablement mal à l'aise. Et Sophie n'était partie qu'à regret, sur les instances pressantes de Ludovic, qui voyait le soir tomber...
- Je crois qu'elle avait besoin de ça, quelque part au fond d'elle.
- Alors tu penses que je suis injuste, quand je voudrais qu'elle revienne, pour me voir ? C'est injuste de vouloir être aimé par un être humain, alors qu'on a déjà l'amour de Dieu, et que nous, on le sait ?
- Non, ce n'est pas injuste. Je crois que l'amour de Dieu s'exprime à travers l'amour des autres, et nous sommes perpétuellement en quête de cet amour. Nous avons été créé pour ça. C'est le péché originel qui a introduit la souffrance dans l'amour, et qui l'a perverti.
- Mais si c'est légitime de vouloir être aimé par les autres, est-ce que c'est légitime de chercher l'amour d'une personne, en particulier ?
- Cela dépend. Cela dépend si tu l'aimes, en vérité. Car l'amour est fait pour être réciproque.
- Et comment on sait si on aime en vérité alors ? Et si on aime en vérité, mais que ce n'est pas réciproque ? C'est injuste, non ?
- C'est le drame de la vie...
- On ne devrait aimer que Dieu alors. Parce qu'au moins, Lui, Il nous aimera toujours !
- Oui Daniel. C'est tellement plus confortable, de n'aimer que ceux qui vous aimeront en retour. Mais c'est aussi tellement égoïste. Rappelle-toi que le Christ nous a aimés jusqu'au bout, et si on L'aime, on doit accepter. Accepter de se laisser blesser, et se laisser atteindre au plus profond de son être, tant pis si la souffrance est intenable, tant pis si elle nous arrache des larmes. Mais aimer en vérité, faire abstraction des sentimentalismes sans espérance. La vérité, c'est savoir exactement où l'on va, dans quoi on se lance, et avec qui. Et l'amour du prochain, c'est avec le Christ, dans le Christ, et vers le Christ.
- Alors voilà, il faut accepter de souffrir, d'être blessé, de mourir à soi-même.
- Parce que l'Amour ne passera jamais... Je le crois, et j'ai l'Espérance qu'un jour, il dominera le monde.
Erwan a laissé un jeune garçon triste et pensif en rentrant chez lui. Qu'est ce qui trotte dans la tête du gamin ? Les rues défilent sous ses pas, le trottoir humide glisse un peu sous ses bateaux. Il pleut depuis la veille. Les toits sont gris, les arbres sont gris, les passants sont gris. Gris comme on sait l'être dans cette ville. Gris comme l'humeur morose d'Erwan. L'entrée de l'aumônerie le surprend presque. Ouvert, pas ouvert ? Ouvert. Il entre. Une réunion dans la salle à gauche. Le bureau de la sœur en face. Il n'a pas le temps d'ouvrir la bouche qu'elle l'entreprend sur le champ :
- Erwan ? Bonjour. Tu as finalisé l'affiche ? Mine de rien c'est pour demain soir, il faut imprimer tout de suite les tracts...
- C'est bon, j'ai ça sur ma clé usb. On s'était mis d'accord pour 20h30 pour le début de la veillée, c'est ça ?
La clé est ouverte, l'image s'affiche.
- On peut encore faire des modifications ?
- Oui, sur paint.net. Il faut ouvrir le fichier .bmp, pour retrouver les différents calques. Pourquoi, quelque chose ne convient pas ?
- C'est le slogan. « Ils donnent une partie de leur vie, donnez leur un soir ». Il faudrait revenir à la ligne après « ils donnent une partie » et à nouveau après « donnez leur ». Ce serait plus lisible. Demain nous sommes mardi, non ?
- La chapelle n'est pas occupée les autres soirs de la semaine ?
- Non. Pourquoi ?
- Parce que si ça marche... J'aimerais qu'on continue. Jusqu'à leur libération.
- Et si ça ne marche pas ?
Il est debout, raide, droit comme un piquet, le regard fixé sur l'écran de l'ordinateur. Il ne bronche pas. Impénétrable, impassible, insondable.
- Alors, que Sa volonté soit faite. Vous avez du café ?
*
- Vous vous appelez François de Marcaurd ?
Le diplomate mesure du regard le jeune soldat qui le guide. Ils sont au check point, fermé bien sûr, depuis les événements de ces jours derniers. On y a réuni une cellule de crise. Il a débarqué l'instant d'avant, vieil habitué des sacs de sables et des barbelés. Une guitoune en bois à sa gauche, un bloc de béton armé à sa droite. Ce n'est pas un blockhaus, ce n'est pas tout a fait autre chose non plus. Le tout en bleu et blanc, orné de l'étoile de David. Le drapeau flotte dans la pénombre grandissante. Il fait frisquet.
- Et vous, vous vous appelez ?
- Yoran Bauhn. Vous êtes de famille avec le mec qui a échappé au Hezbollah ?
- Oui. Et vous, vous êtes de famille avec le Colonel ?
- C'est mon père. J'ai rencontré Erwan il y a une semaine vous savez ! C'est nous qui l'avons libéré.
- Félicitation. C'est mon neveu. Il doit avoir votre âge, a peu de chose prêt.
- J'ai 19 ans. Il est plus vieux je crois. Mon père – je veux dire, le colonel – est ici.
Ils sont devant un bâtiment bas, couvert de tôle, entouré de sacs de sable. Appuyé dos au mur, deux autres soldats sont en train de tirer à tour de rôle sur une cigarette. Les cheveux de l'un lui tombent sur les yeux. Ils jettent un regard vaguement intéressé à cet homme bien mis, distingué, qui semble à peine les voir. Un gratte papier quelconque, pensent-ils. A l'intérieur, le colonel s'enfile un coca, le cul posé sur une table de bois, en équilibre instable sur ses tréteaux.
- François de Marcaurd, mon colonel.
Vague signe de tête, qu'on peut interpréter aussi bien par « je suis au courant » que par « donnez-vous la peine d'entrer ». Yoran salut militairement et sort, imperturbable. La porte se referme ; ils sont seuls.
- Qu'est ce qu'un gars comme vous vient faire dans cette embrouille ?
- Un gars comme moi a l'habitude de ce genre d'embrouille.
- Hébreu courant, c'est déjà pas banal pour un pion du Vatican. Je croyais que votre style était plutôt latin bisounours... Vous êtes quel genre de fonctionnaire, un négociateur ?
- Si l'on veut.
- Vous attendez quoi alors ? On m'a prévenu qu'un gus des catholiques cherchait à me convaincre de quelque chose. Je vais vous prévenir tout de suite. De un, l'Église, c'est pas mon problème. Je suis israélien, je suis juif, et j'en ai rien à cirer de votre Pape. De deux, je suis militaire chargé de la résolution d'une crise. C'est pas un civil comme vous qui viendra m'apprendre mon métier. De trois, vous avez pas idée de ce problème. Vous savez qui a pris en otage ces gosses ?
- Une milice palestinienne qui échappe pour l'instant au contrôle du Hamas. Nous sortons d'une longue négociation avec eux. Ils ne peuvent rien faire.
- Tu m'étonnes qu'ils sont incontrôlables. Le plus âgé va sur ses 20 ans, le plus jeune n'en a pas douze. Leur chef est un môme de 14 ans. Vous voyez ce que je veux dire ? On a là des gamins armés qui ont pris en otage d'autres gamins. Et au milieu, des petits européens qui trouvent marrant de torcher le cul des orphelins, et des bonnes sœurs libanaises.
- Vos hommes sont au courant ?
- Pas encore. Vous croyez quoi, que si on y va c'est de gaieté de cœur ? Vous croyez qu'on n'est pas conscient du problème ? Je vais demander à mes soldats, que j'aime comme des fils...
Il avale sa salive, contemple la canette vide et l'envoie balader à l'autre bout de la pièce, comme s'il se débarrassait du poids de sa charge en même temps. Il se lève face à son interlocuteur.
- Je vais demander à mes soldats de tirer sur des enfants, et on n'est même pas certains de pouvoir sauver des vies, parce que ces fous sont foutus d'exécuter leurs otages sans réfléchir, par simple vengeance. On me supplie de tous les côtés, de ne pas faire de sensiblerie, après tout ce ne sont que des arabes n'est-ce pas... de sauver le maximum de vies, de ne pas mécontenter l'opinion internationale avec un massacre de volontaires... Tout ça est vachement compatible !
- Vous avez essayé d'entamer le dialogue directement avec eux ?
- On a essayé, oui. Et on a un ultimatum de notre gouvernement, figurez-vous. Demain soir. Mardi. A minuit, la crise doit être réglée.
- Alors, que comptez-vous faire ?
- Vous n'avez pas la solution miracle ? Marrant ça... je croyais que votre dieu à trois têtes pouvait déplacer les montagnes rien qu'en claquant des doigts !
Il a l'air si désespéré que François ne peut lui en tenir rigueur.
- On fait passer les mômes avec leur kalach d'abord, ou on veille à ce que les volontaires étrangers et les orphelins soient sains et saufs ?
Le Comte serre les lèvres. Voilà l'information qu'on lui cache depuis l'origine. Voilà l'information qu'on a soigneusement dissimulée aux médias. Celle qu'ils connaissent tous, celle qu'on évite soigneusement d'évoquer face à l'étranger, au journaliste, au diplomate. Des enfants derrière les mitraillettes. Un chef de bande de 14 ans. Que le Hamas ne contrôle plus, évidemment ; que plus personne ne contrôle. Et le choix s'offre à eux, drastique, terrible : dans la balance, toutes les vies ne se valent-elles pas ? Qu'est ce que le commandant d'une telle opération peut dire à ses hommes : prenez-les vivants, au maximum, ce ne sont que des gosses ? Ou tuez-les tous avant qu'ils n'exécutent leurs otages, dont certains sont des ressortissants étrangers ? François de Marcaurd ne sait plus que conseiller. Il comprend les réticences des officiels rencontrés toute la journée, leur silence coupable. Il analyse mieux maintenant leur volonté de l'envoyer négocier directement avec le commandant de l'opération. S'il le conseille, si le Colonel l'écoute, alors la responsabilité d'un massacre – et le massacre semble inéluctable – reposera entièrement sur ses épaules. Non, pas sur ses épaules : pire encore. Sur celle de l'Église. Ce n'est pas la première fois que François de Marcaurd est aux prises avec un problème insoluble mettant en cause la vie de son prochain. Ce soir là, il sait que sa décision, il la regrettera peut-être toute sa vie. Et Sophie, Erwan... Ne pèsent pas plus lourd dans la balance que tous les autres.
Le soir est tombé à présent. Il est 20 heure à Jérusalem. Dans 28 heures maximum, la sortie de crise. Les oliviers s'endorment à présent, sur les collines de Judée. Jérusalem lance son adieu au soleil. Il fait plus froid, soudain. Le vent balaie le désert. L'ombre sous les pins s'est étendue à toute la pelouse, devant la terrasse de l'orphelinat. François de Marcaurd accepte une veste de treillis, un verre de café, une cigarette. Dans le bureau du commandant de la mission, une horloge fait entendre son tic-tac incessant, agaçant. Mortel. Dans 28 heures maximum. Et la terre entière, le monde entier s'en fout éperdument. Le faîte des arbres lui dissimule le dôme bleu, maintenant noir, du Saint Sépulcre. Il remercie, rapidement, assure qu'il reviendra à l'aurore, qu'il est de tout cœur avec eux. Le colonel lui a prêté un soldat motorisé pour le déposer à proximité de la ville. Il change de destination en route :
- Emmenez-moi au Mont des Oliviers, derrière le cimetière, et laissez-moi là. Il y a un hôtel, je m'arrangerais.
François n'a pas été jusqu'à l'hôtel. Derrière leur muret de pierre, les oliviers plusieurs fois millénaires reposent leur lourdes branches. On a grillagé les jardins, pour empêcher les touristes de prendre en souvenir un peu des arbres, témoins de tant d'histoire. Témoins de l'Histoire. Ici tant d'hommes ont souffert, ici tant d'hommes sont morts. Et pourquoi ? Pour la Terre, pour leur Foi ? De là haut on distingue Jérusalem, le dôme du Saint-Sépulcre dans les ombres, sous la lune, deviné plus qu'entrevu. Il sonne à une porte, une religieuse lui ouvre, sourit en le reconnaissant. Il parlemente quelques instants, puis entre dans le couloir illuminé. Une clé dans une serrure, une porte qui s'ouvre : c'est celle qui donne sur le carré d'oliviers. Les plus anciens de la colline : ceux-là ont vu le Christ agoniser. Gethsémani. Que sommes-nous, Mon Dieu ?
François de Marcaurd passera la nuit là, assis sur les pierres, au milieu des arbres.
Chapitre 7
- Je sais comment t'envoyer à Jérusalem.
Ils sont à Notre Dame de la Tisse, en haut de la colline qui surplombe la ville ; il a neigé pendant la nuit.
Le fleuve est comme un serpent noir qui traverse une mer de sel blanche. Dans l'église, les âmes des trépassés chuchotent et murmurent. La flamme rouge qui brille près du tabernacle danse joyeusement, et monte, monte, sans produire de fumée. Les murmures descendent le long des piliers, comme les gobelins dans la Moria revisitée par Peter Jackson ; il règne une atmosphère de caverne, de royaume souterrain. Erwan est pressé, terriblement pressé : il doit fuir, vite, retrouver Sophie le plus rapidement possible. L'abbé Raymond Descours le prend par le coude, l'entraîne dans une course rapide le long de la travée principale.
- Tu arriveras directement dans l'orphelinat. Tu trouveras Sophie. Tu la ramèneras. Mais surtout, surtout, il ne faut parler à personne de ce que tu vas voir. C'est compris ?
- Oui, bien-sûr, tout ce que vous voulez...
- Tu n'as pas beaucoup de temps : ce soir, à minuit, tout doit être fini. C'est entendu ?
- Oui, oui...
- Je vais te montrer le secret de Notre Dame de la Tisse... Il ne faut le répéter à personne.
- C'est dans la crypte ?
- Non, évidemment... la crypte ! C'est le premier endroit envahi par les chasseurs de trésor ! Non, non, on y accède par la sacristie... Tu vas voir.
Ils entrent dans la sacristie maintenant. Sur leur gauche, une longue table. Sur leur droite, le placard, sur toute la longueur du mur. L'abbé Raymond Descours tire une clé, ouvre le placard. Erwan s'étonne.
- C'est dans ce placard ?
- Oui, c'est ça... il y a une trappe. Le passage, Erwan, le fameux passage qu'ils ont tous cherché depuis des décennies, des siècles même !
Le prêtre s'agite, les yeux comme fous, ses mouvements saccadés. Il n'est plus lui-même : comme si la connaissance de ce secret le dépassait, lui faisait perdre la raison. Erwan n'est plus tout a fait certain de pouvoir lui accorder sa confiance. Il se détourne du placard, se place entre l'ouverture béante et le prêtre.
- Mais... ce passage... il me mènera à Sophie, directement ?
Une ombre s'est approchée d'eux sans bruit. Un autre prêtre, un Noir, en soutane, est entré derrière Erwan, qui tourne le dos au placard, comme s'il était sorti de ce passage obscur qui s'ouvre dans le plafond au-dessus des cintres. Erwan n'est pas surpris de sa présence : les prêtres africains de passage dans la paroisse sont de plus en plus nombreux. Certains achèvent une formation, d'autres sont envoyés en mission. Non, ce qui le surprend, c'est que le nouveau venu semble venir de l'entrée même du fameux souterrain. Il a un grand sourire, qui dévoile ses dents blanches, et ses yeux pétillent de joie quand il répond lui-même à la question du jeune homme :
- Oui, directement... Tu entres, tu trouves les catacombes. Ne t'arrête surtout pas là, il y a des squelettes, des cranes ! Tu trouveras la porte, elle ouvre sur un caveau. Tu sortiras de la tombe et tu seras là-bas... Là-bas, à Jérusalem, à nouveau ! Dépêche-toi d'entrer, tu es en retard. Daniel est devant, il te guidera. D'ailleurs, voilà qu'il t'appelle !
Et en effet, le portable d'Erwan s'est mis à sonner. Sur l'écran s'affiche le nom du gamin.
- Daniel ? Il est dedans ?
- Oui, oui ! Lui aussi il est entré... Il ressortira du tombeau avant toi maintenant ! Mais n'aie pas peur, suis-le, il t'appelle pour te dire qu'il est bien arrivé.
Après un signe d'amitié pour l'abbé Descours, le Noir est allé s'adosser à la table. Ses doigts jouent avec un anneau, machinalement. Mais il sourit toujours à Erwan, l'air amical, comme s'il le connaissait depuis toujours, comme s'il était quelque membre oublié de sa famille. Erwan se sent soudain aimé et compris par cet homme venu de nulle part, et c'est à lui maintenant qu'il s'adresse :
- Mais je ne comprend pas...
Le téléphone continue de sonner entre les mains du garçon. Il le contemple, éberlué. Mais l'abbé Descours s'énerve franchement à présent.
- Et bien, ne me fais-tu plus aucune confiance, toi que j'ai vu grandir ?
- Si, je vous fais confiance, mais ce que je ne comprend pas, c'est que Daniel n'a pas de portable... Comment puis-je avoir son numéro enregistré dans mon répertoire ?
C'est le prêtre noir, une fois de plus, qui répond, doucement mais fermement :
- Il sonne, Erwan, il sonne... Réveille-toi !
Et sur cette injonction, Erwan se réveille.
Il lui faut une seconde avant de reconnaître le plafond de la chambre. Une autre seconde pour prendre conscience qu'il s'éveille d'un rêve particulièrement réaliste. Une dernière seconde pour s'apercevoir que le portable sonne réellement, posé sur le sol au pied du lit. Il se penche, le ramasse, reconnaît le numéro.
- Madame ?
- Oui, c'est Catherine Roche, la maman de Daniel. Je suis désolée de vous sortir du lit si tôt, Erwan... Mais voilà, j'aimerais que vous veniez à la maison le plus rapidement possible. Puis-je compter sur votre présence dans le quart d'heure qui vient ?
- Oui, oui, bien évidemment, que se passe t-il ?
- Daniel fait une rechute. Son état s'est brutalement aggravé dans la nuit, et l'ambulance quitte tout juste la maison. Je dois les rejoindre à l'hôpital, mais voilà...
Il sent la maman bouleversée, à l'autre bout du fil.
- Je ne suis pas plus en état de conduire que mon mari. Pouvez-vous passer nous prendre en voiture ?
Erwan saute dans le pantalon de la veille, enfile un sweat à même la peau. En deux secondes, il est habillé – d'où l'utilité de dormir en caleçon. Pourquoi les idées les plus stupides jaillissent-elles aux moments les plus tragiques de l'existence ? Pourquoi se féliciter de dormir en caleçon, comme la majorité des congénères du même sexe et du même âge, alors que son esprit devrait être en train de paniquer pour le gosse, se désoler pour sa mère ? Mystère du cerveau exposé aux grands chocs émotionnels. Ou comment un caleçon peut permettre de prendre le volant sans frôler vingt fois l'accident mortel, et parvenir à bon port. Erwan vérifie l'heure une fois dans la voiture parentale, empruntée sans autorisation, une fois n'est pas coutume. Il est cinq heures du matin. Le soleil n'est pas prêt de se lever. Il pleut encore. Il n'a pas eu le temps d'éteindre le moteur que madame et monsieur Roche sont déjà assis sur la banquette arrière. Erwan ne leur en voudra pas, de le laisser seul à l'avant. Le silence dans le véhicule est poignant. L'homme éprouve enfin le besoin de parler, pour diminuer la tension qui s'est accrue avec le passage au rouge du feu.
- Il s'est levé hier pour la première fois. Les médecins avaient assuré qu'il ne courait aucun risque maintenant... Nous ne comprenons pas du tout, Erwan, pas du tout.
- Mmm.
Erwan ne veut pas penser à Daniel, pas maintenant. Si son esprit décroche de son caleçon de nuit, il renverse la voiture. Il le sait. Il se rend compte soudain qu'il n'a pas mis sa ceinture de sécurité. Les déclics à l'arrière lui apprennent que ses passagers avaient également omis ce détail. L'hôpital est au sud de la ville, à côté de la fac de droit. Son caleçon est déchiré à hauteur de la fesse gauche. Il peut sentir le tissu rêche du pantalon à ce niveau. Il est cinq heure dix. Il ne se souvenait pas que le trajet était si long. Pourtant, il n'y a personne dans les rues. Il n'a pas emporté ce caleçon à Jérusalem. Il ne voulait pas risquer de choquer les filles. Sophie en aurait rigolé pendant des siècles. On y est presque : voilà l'arrêt de bus de la fac. Encore un feu. Rouge bien sur ; il n'y a pourtant personne, on pourrait presque le griller... Il faut s'obliger à la patience, où en était-il du feuilleton de son caleçon ? Ah oui, Sophie... c'est marrant, ses yeux d'agate ont exactement la même teinte que les rayures verticales du caleçon... pense Erwan dans une ultime et vaine tentative de concentrer son esprit sur un sujet futile. Il sert soudain les dents, si fort qu'elles pourraient se fendre. Sophie a les mêmes yeux que Daniel. Et le regard bleu foncé presque noir, innocent, amusé, confiant du gamin lui revient soudain en pleine face, comme s'il l'avait regardé dans le rétroviseur. Il heurte le trottoir avec violence. Les passagers, à l'arrière, n'ont pas bronché. Il s'excuse pour l'arrêt brutal, éteint le moteur. On quitte le véhicule en silence. L'hôpital, de ce côté là, est silencieux : mais l'entrée des urgences est illuminée, et quelques silhouettes sombres se détachent devant la double porte de verre.
*
- Bonjour, Daniel Bristois de l'hebdomadaire Fenêtre. Vous êtes bien Erwan de Marcaurd ?
- Oui, c'est moi. Comment avez-vous obtenu mon 06 ?
- Par un de vos amis de l'aumônerie, Ludovic, avec qui vous étiez partis à Jérusalem il y a neuf mois. Je regrette infiniment de vous déranger, surtout aussi tôt le matin, mais j'ai appris que vous connaissiez une des volontaires de l'orphelinat Saint Jean-Baptiste... Serait-il possible d'obtenir un entretien aujourd'hui ou demain ?
- Qu'est ce que vous voulez savoir ?
- Et bien, on raconte que Tsahal s'apprête à livrer un assaut. Si cela se réalise, que craignez-vous ? Quels sont les liens qui vous unissent à cette jeune fille, Sophie ? On dit aussi que c'est suite à votre enlèvement qu'elle s'est engagée comme volontaire...
- Oui, je sais. On me l'a répété cent fois. Et pour la centième fois je le répète : je ne sais pas ce qui lui est passé par la tête. Nous sommes bons amis, très bons amis même, mais ça s'arrête là. Ça me permet tout de même de savoir qu'elle avait depuis longtemps envie d'un engagement plus profond au service de l'autre. Quant à cet assaut imminent, je ne suis au courant de rien. Que voulez-vous que je vous dise ? Bien-sûr, j'ai peur pour elle, et j'espère que l'État d'Israël ne va pas sacrifier des vies sous prétexte de faire respecter son autorité.
*
- M'sieur l'abbé ? J'vous dérange pas ?
- Pas du tout jeune homme. Que puis-je faire pour toi ?
- Je ne sais pas... C'est la catastrophe depuis ce matin. Daniel est à l'hôpital, son état s'est brutalement aggravé cette nuit, le médecin est muet comme une tom- comme une carpe. Je suis dans l'entrée depuis cinq heure ce matin, ça va faire deux heures que je m'enfile des cafés à 50 centimes, imbuvables, et je n'ai aucune nouvelle. Même les parents Roche sont aux abonnés absents, ils ont disparu avec le médecin et je ne sais pas...
- Si tu les vois, signale-leur que je réserve ma journée pour eux. Que puis-je faire d'autre ?
- Ce n'est pas tout ! Il y a un journaliste qui vient de m'appeler. Je ne sais pas quelles sont ses sources, mais il m'a laissé entendre qu'un assaut était prévu bientôt, Tsahal va attaquer l'orphelinat ! Vous aviez des contacts à l'Ambassade...
- Je les aie toujours. Tu veux que j'aille à la pêche aux infos ?
- Je vous en supplie... Ce serait trop horrible, si Sophie et Daniel, le même jour...
*
- Madame l'Ambassadeur, mes hommages.
- Vous m'appelez bien tôt.
- Vous avez rencontré mon ami ?
- Il est charmant.
- Alors ?
- J'ai fait ce que je pouvais pour lui. Il a pu discuter avec le commandant de l'opération. Malheureusement, je suis sans nouvelle depuis hier soir. J'ignore totalement ce qu'il en est, d'autant que j'ai toujours aussi peu d'information sur la situation réelle. Si vous saviez comme je regrette l'époque où je pouvais me déplacer sur le terrain moi-même !
- Vous n'étiez pas mieux informée pour autant.
- On nous cache quelque chose dans cette affaire. J'ai le nez fin, je sais le reconnaître. Je ne me suis jamais trompée. Même à l'époque des clandestins de la Tisse... Monsieur l'abbé, je vais vous faire part de mon sentiment le plus profond. Toute cette affaire va très mal finir. C'est une quasi-certitude.
- Efforcez-vous de contacter mon ami. Voyez avec lui s'il a des informations. Rappelez-moi dès que possible.
Chapitre 8
L'accord n'est beau que des notes qui le précèdent, l'accompagnent et le préparent. Ainsi en est-il de toute grande et belle action en ce monde. Nulle mort n'est glorieuse en soi ; pas plus celle du vieux, dont le dernier souffle est le point d'orgue de sa vie, que celle de l'enfant, à peine né, flamme trop tôt éteinte.
Comme dans un beau miserere, l'accord le plus simple, trois notes en majeur, peut révéler la beauté dans toute sa perfection divine, si la mélodie qui précède ces trois notes a su nous y préparer. Ainsi nous plaçons dans cet accord parfait l'offrande sans prix de notre vie, l'œuvre de notre âme, le dénouement sublime par lequel tout est accompli.*
François de Marcaurd se relève en grelottant. Il n'a pas fermé l'œil ; la pierre est devenue dure et pleine d'aspérité sous son dos. Une petite pluie froide s'est mise à tomber. Les oliviers sont gris, tristes fantômes d'une ville à l'agonie depuis 2000 ans. Les murs de Saladin disparaissent sous le rideau humide. Les nuages volent bas au-dessus des collines de Judée. Une cloche résonne dans le silence du Mont, et appelle à la prière matinale. Le vieux baroudeur ajuste la veste de treillis trop mince sur ses épaules, passe une main froide dans des cheveux déjà blanchissant sur les tempes. La nuit a passé. Le jour vient. Il ne sait toujours pas dans quel sens avancer. Il redescend lentement la côte escarpée, sort son portable une fois rejoint les grands axes qui contournent Jérusalem. Quelques minutes plus tard, une voiture diplomatique noire et silencieuse l'entraîne vers Tel-Aviv. Les grilles s'ouvrent, le chauffeur amène le véhicule juste devant l'entrée. François quitte le véhicule, trop climatisé à son goût, sans regret.
Sylvie Audimat est déjà dans son bureau. Un chat se prélasse au pied du rideau fermé. Le jour n'est pas encore tout a fait levé.
- J'ai été tirée du lit dès l'aurore par un de vos amis. Raymond Descours. Celui qui vous a introduit ici d'ailleurs.
- Oui, je savais qu'il pouvait faire ça pour moi.
- On raconte qu'un assaut est imminent ?
- Vous êtes bien renseignée.
- Moins bien que la presse. Apparemment, certains journalistes fouinent et déterrent des trésors d'information. J'ignore comment. Qui est correspondant pour Fenêtre , une certaine Sandra Belair je crois...
- Je l'ignore totalement.
- Elle fait du bon boulot, cette petite.
François soupire à peine, le regard morne posé sur le bureau d'acajou, au-delà de l'angoisse et de l'inquiétude. Le chat se lèche maintenant le dos ; le Comte se retourne distraitement vers le félin, et observe sa toilette en silence.
- Vous avez l'air épuisé.
- La nuit fut longue.
- Quoi de neuf ?
- Est-il possible de joindre notre ami commun à la Tisse ?
- Je pensais que vous ne rendiez compte qu'au Vatican ?
- En l'occurrence, le conseil d'un prêtre et ami me suffira peut-être.
- Mon téléphone est à votre disposition.
Courtoisement, elle s'est levée et quitte le bureau. François de Marcaurd prend sa place dans le fauteuil de cuir noir avec naturel, presque nonchalance. Il pose la main sur le combiné, lève un regard de gratitude vers la politicienne.
- Le bureau est insonorisé. Je serai à côté.
*
- Je cherche la chambre de Daniel Roche.
Le col romain attire le regard de l'infirmière de garde, qui était déjà sur le point de quitter son service à l'accueil.
- Daniel Roche... attendez : ah, oui... il ne peut pas encore recevoir de visite. Mais je crois que ce jeune homme accompagnait ses parents tout à l'heure.
Raymond Descours pivote sur lui-même. Un verre en carton à la main, Erwan revient pour la vingtième fois de la matinée de la machine à café. Il aperçoit le prêtre, pousse presque un soupir de soulagement.
- Pas de nouvelle ?
- Rien. Je ne vous ai appelé qu'il y a une demi-heure.
- De mon côté, j'ai des nouvelles. Allons nous assoir dans un coin tranquille.
Un banc près des ascenseurs semble propice aux confidences. Il n'y a pas grand monde dans ce hall, ce matin, de toutes façons. Erwan s'est assis en tremblant. Un peu de café est tombé sur ses genoux. Le pantalon était déjà sale. Il regarde son interlocuteur encore silencieux, n'ose respirer.
- J'ai eu ton parrain au téléphone voilà trente minutes, alors que j'étais déjà en route. J'ai du me garer pour lui répondre. Je le quitte à l'instant.
Erwan hoche la tête négativement, comme pour conjurer le sort. Les pupilles dilatées par l'effroi, les doigts crispés autour du verre en carton, les lèvres serrées, le visage figé. Il fait pitié soudain au prêtre, comme ce soir, il n'y a pas cinq jours, où ils dînaient ensemble pour la première fois depuis neuf mois. Neuf mois d'enfermements, de tortures, de privations. Et le jeune homme est encore un gosse effrayé en face de la réalité. Oui, les joues sont plus creuses : mais elles sont encore bien lisses, et le regard bien innocent. Le prêtre tend un bras compatissant, leurs mains se serrent.
- Tu n'as pas à craindre la réalité, Erwan. Il est effectivement douloureux de perdre un ami, mais tu pourrais la perdre de manière plus terrible encore. As-tu jamais lu l'Ami Retrouvé ? Te souviens-tu de la façon dont Hans retrouve son ami Conrad, des années après la guerre ?
- Alors, Sophie va mourir.
- Je n'ai pas dit ça.
- Mais vous pensez que les chances de survie sont minces.
- Ton parrain porte une grande responsabilité. Je crains qu'elle ne te détruise si tu la partageais. Tu peux refuser de l'entendre.
Erwan laisse sa tête aller contre le mur. Il ferme les yeux. En un instant, il est parti. Le voilà dans la chapelle du Collège Vogt, à Yaoundé. Le lieu de son refuge, témoin des longues heures de solitude et de questionnement. Ici il s'envolera toujours, chaque fois que le besoin s'en fera sentir. Ici il s'évadait, au cours des neuf derniers mois, quand la réalité devenait insupportable. Il ouvre les yeux : le revoici dans l'hôpital. Une prière muette monte de son cœur.
- Que me conseillez-vous ?
- Ton parrain n'a pas voulu que tu l'accompagnes, peut-être parce qu'il pressentait que la situation te mettrait face à un dilemme que tu n'aurais pas la force morale de surmonter.
- Vous parlez de dilemme... Je ne comprend pas. Mais si vous croyez que je n'ai pas la force, que ça me briserait, alors ne me dites rien.
- Je pense que tu vaux mieux que ça, Erwan.
Une jeune femme s'est rapprochée à leur insu. Avec un sourire d'excuse, elle s'explique :
- Vous attendiez des nouvelles de Daniel... ses parents viennent d'arriver. J'avais fini mon service, mais j'ai pensé que vous seriez content de le savoir...
Raymond s'est levé, la remercie d'un signe de tête. Les parents Roche l'ont aperçu, et ils s'approchent déjà. Le prêtre a un geste vers le garçon pour l'inviter au silence. Les parents, atteints doublement aujourd'hui, ne savent rien de son rôle dans l'affaire de l'orphelinat. Et ils ne doivent rien savoir : un problème à la fois. Elle est pâle, épuisée, hors du temps. Lui avance mécaniquement, s'excuse auprès de sa femme, du prêtre, du garçon qui n'a pas quitté son banc, des médecins, de la terre entière. Il ne peut prendre un jour de congés, il doit aller au bureau, il s'arrangera sur place pour se libérer. Il revient aussitôt qu'il pourra. Serait-il possible, en attendant, d'accompagner sa femme, de rester auprès de son fils ? Il s'adresse autant au prêtre qu'au garçon, toujours immobile. Il s'en va. Sa femme le regarde partir comme si elle le voyait pour la dernière fois.
- Erwan ?
Erwan n'a pas bronché, comme assommé par les événements.
- Erwan ?
- Oui ?
- J'accompagne madame Roche auprès de Daniel. Je pense que tu pourras le voir ensuite. Je reviendrais te chercher, d'accord ?
Il hoche la tête sans y penser. La jeune infirmière est restée non loin du groupe, près de la machine à café, à son tour. Elle va s'éloigner. Un mouvement de pitié la retient, la conduit vers ce jeune homme perdu.
- Vous êtes un ami de la famille ?
- Oui.
- Je vous ai vu à la télé, hier soir. C'est vous qui...
- Oui, oui, c'est moi.
- Je suis désolée. J'ai cru comprendre que Daniel était le frère de cette volontaire...
Il a juste cligné des yeux. Encore un soupir, et il demande, presque suppliant, levant à peine la tête pour regarder vers la jeune femme :
- Vous savez s'il ira bien ?
Elle a de la peine pour lui. Elle voudrait le saisir par l'épaule, le rassurer.
- Il va falloir être courageux.
Elle a vu des vidéos, sur youtube, où l'on aperçoit ce même jeune homme brutalisé par ses geôliers, torturé, maltraité. Bien-sûr, la plupart des vidéos ont été rapidement censurées. Il n'empêche. On sait, tout le monde sait, par quelles horreurs il est passé. Comment peut-elle lui demander d'être courageux, elle qui n'aurait pas supporté le dixième de ce qu'il a subi ?
A-t-elle pensé à voix haute ? Il s'est redressé vers elle et lui adresse maintenant un pâle sourire.
- Vous savez, quand on n'a pas le choix, on supporte tout. Et dans ces circonstances, la seule chose qu'on a à faire, c'est prier pour que la volonté de Dieu soit faite.
- Et si cette volonté implique que vous soyez malheureux ?
- Non, ça, je n'y crois pas un seul instant. Et c'est même pour cette raison que je ne vais pas me foutre par la fenêtre aujourd'hui.
Il lui a souri à nouveau. Elle hoche la tête, ramasse son sac à main et s'éloigne définitivement. Erwan ne replonge pas dans sa morosité. Il prend son chapelet, ferme les yeux, la tête contre le mur.
*
Seuls les yeux vivent dans le visage de cire. Il respire encore de son propre fait. Une situation temporaire, se désole le médecin. Comment son état a t-il pu se détériorer si vite ? Comment est-ce possible ?
- Je suis content que vous soyez venu.
Les lèvres ont remué. Un petit sourire se dessine même sur le visage, qui apparaît de ce fait plus vivant. Le prêtre s'est assis à côté du gosse, la mère a pris le fauteuil, de l'autre côté du lit. Impossible de lire sur son visage, qu'elle a enfoui entre ses mains. Mais Ray-Casque-Granit se sent la gorge serrée, et il a peine à parler.
- Alors, alors... comment te sens-tu ?
- Moi ça va...
Une toute petite voix...
- Vous avez des nouvelles de Sophie ? Elle est encore là-bas ?
Madame Roche est sortie en coup de vent. Mais le prêtre a cru entendre un gémissement de louve blessée. L'évocation de sa fille prisonnière par son fils mourant, voilà peut-être la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Ils sont seuls, du coup. Et le granit dont se compose le casque est peut-être fissuré. Ou peut-être qu'une tête dure n'empêche pas le cœur d'être tendre... Casque-Granit éprouve soudain l'envie, le besoin surnaturel d'avouer la vérité à ce gosse malade, peut-être mourant. Comme si le regard bleu, presque noir, immense au milieu du petit visage tiré, invitait à la sincérité.
- J'ai des nouvelles, oui. Ils vont essayer de la libérer, mais il y a un problème.
- C'est quoi ?
*
- Il veut te voir.
Erwan s'est levé, range son chapelet. Monsieur Roche a pu se libérer, il est de retour. Il n'est pas encore midi. Il trouve au fond de lui le courage pour sourire à son loup, lui sert la main, mais ne parvient à émettre un son.
- T'inquiète pas pour Sophie... T'inquiète pas.
C'est Daniel qui le rassure : le monde à l'envers.
*
Il est 14h15 à Tel-Aviv quand François de Marcaurd reçoit un dernier appel de l'abbé Raymond Descours.
- Alors voilà, voilà...
*
- Colonel ?
- J'ai reculé au maximum l'assaut. On profite de la nuit. Soirée dégagée, mauvais. Une intempérie arrive aux alentours de 23h30. C'est là que je lance mon élément d'assaut. Vous ne m'avez pas aidé, monsieur le diplomate de Jésus...
- Nous avons encore dix heures devant nous si je comprend bien.
- Dix heures, oui. Et je sais qu'il peut s'en passer des choses, en dix heures.
- Je ne sais pas. Mais vous m'avez demandé un conseil, et je vous le donne maintenant. Voilà : informez vos hommes, si ce n'est déjà fait. Dites-leur la vérité.
- J'y comptais bien.
- Vous y comptiez bien, une demi heure avant l'assaut. Je sais. Mais là, je vous demande de le faire dès maintenant. Et si je puis me permettre... Vous êtes un homme de conscience. Laissez-leur la leur. J'attends encore des confirmations pour ce qui est des ambassadeurs européens, mais en tout cas nous ne vous porterons pas préjudice d'avoir préféré la vie d'un enfant à celle d'un volontaire.
- Nous, c'est à dire ?
- L'Église, le Vatican. Plusieurs pays européens dont j'ai ici la liste. Madame l'Ambassadeur Sylvie Audimat a d'ailleurs rédigé un communiqué de presse allant dans ce sens. Je le tiens à votre disposition. Nous avons déjà une dizaine de signataire. Vous allez être déchargé d'une partie de votre responsabilité géopolitique. J'y travaille encore. Je ferais de mon mieux. A vous de vous arranger maintenant avec votre conscience et celle de vos hommes.
*
Les militaires, tous soldats d'élite, triés sur le volet, s'entassent dans le « bureau » du Colonel. Le dernier entré jette un mégot et ferme la porte derrière lui. François de Marcaurd est retourné à son QG, à l'Ambassade où il a pris ses aises. Sylvie Audimat prend son mal en patience, et commence à apprécier l'étendue de ses responsabilités.
- Les gars, j'ai une mauvaise nouvelle.
On entendrait une mouche voler. Mais le seul bruit est celui des respirations et du vent qui frappe violemment les tôles.
- On a maintenant une vision claire de la situation dans l'orphelinat. Rien d'impossible pour des gars comme vous. Ils sont tout au plus une vingtaine. Autant que vous. Mais il y a des civils, étrangers qui plus est, et des gosses à protéger.
Les soldats commencent à sourire, et se détendent soudainement. Vingt amateurs avec des kalach ! Des otages à la clé... Rien d'insurmontable. Du classique, même !
- Un boulot d'enfant, chef !
- Vous ne croyez pas si bien dire. C'est la mauvaise nouvelle : les mecs sur qui vous allez devoir tirer, ce sont des gosses. Leur chef a juste 14 ans.
Ils se taisent à nouveau, se jettent des regards un peu effrayés. Certains ont déjà été confrontés à cette épreuve. D'autres, comme Yoran, se sentent soudain mal.
- Vous savez ce qu'on dit d'habitude dans ces circonstances : démerdez-vous pour en abimer le moins possible, prenez-les vivant. Sauf que cette fois, il y a des civils et d'autres gamins.
- Alors, on les bute ?
- Alors, à vous de voir. Je n'obligerais personne. Si certains se désistent, j'ai un travail pour eux. On étudie encore le terrain. Je laisse chacun d'entre vous réfléchir.
*
Ils quittent l'hôpital en silence. Erwan monte dans la voiture ecclésiale. Il est 15h30 heure locale. Ils n'ont rien avalé de la journée, si ce n'est quelques cafés indigestes. Casque-Granit a accepté une cigarette, lui qui n'avait rien fumé depuis dix ans.
- Je te dépose chez toi ?
- Ramenez-moi plutôt à La Tisse. J'irais à pied à l'aumônerie.
- L'aumônerie ?
- Oui, vous ne vous rappelez plus ? On a programmé une veillée de prière ce soir...
- C'est vrai. Écoute... Ne perd pas de vue la fin. Il y a plus d'enjeux dans le dénouement de cette crise que tu ne le penses.
Il a hoché la tête, retiré sa ceinture, quitté le véhicule. Il va claquer la portière quand il se ravise, se penche et demande :
- Dites... C'est quoi, exactement, le problème là-bas ?
- Les mains du prêtre n'ont pas quitté le volant.
- Ceux qui ont pris en otage l'orphelinat... Ce sont des gosses. Tu leur tirerais dessus, toi ?
Il doit s'y prendre trois fois pour achever son créneau. Il éteint le moteur, détache ses mains du volant. La trace humide de ses paumes reste visible presque une minute. Il passe son doigt au-dessus de ses lèvres, puis sur tout son visage, essuyant la sueur qui coule soudain. Il entre à son tour dans l'église. Erwan est recroquevillé sur lui-même, dans une chapelle latérale. Il ne sursaute pas en sentant une main posée sur son épaule.
- Des gosses qui tirent sur d'autres gosses... Voilà à quoi on est arrivé. Et Sophie, au milieu de tout ça... Que puis-je espérer maintenant ?
- Tu sais Erwan... Daniel a pris une grave décision aujourd'hui. Lui aussi n'est qu'un gosse, mais tu peux compter sur sa prière.
- Quel est le prix à payer pour empêcher de telles horreurs ?
*
Il est arrivé en retard à la veillée de prière. Dans la chapelle de la Faculté Libre, le Saint Sacrement est déjà exposé. Ludovic Germains, grand, roux, silencieux, l'attendait sous un platane devant l'entrée. Erwan se retourne lorsqu'il lui saisit le bras sans un mot.
- C'est déjà plein à craquer.
- Ah.
- Tu n'es vraiment pas dans ton assiette.
- Daniel est à l'hôpital.
- Je sais, j'ai eu l'abbé au téléphone.
- Que t'a t-il expliqué ?
- Pas grand chose, si ce n'est que nous pouvons compter sur la prière du gosse. Il avait l'air épuisé au téléphone... et grave, curieusement grave.
Malgré ce qu'a dit Ludo, Erwan est surpris de voir tant de monde. On se tourne vers lui à son arrivée. Il ne sait que faire, il veut se glisser dans un coin. Quel est le prix à payer ?
Au fond d'un lit, un enfant s'unit à leur prière en sombrant peu à peu dans l'inconscience.
*Discours d'Erwan à Notre Dame de la Tisse, janvier 2016
Chapitre 9
Forts de notre Foi, de notre Espérance, nous courons tous après la Charité dans une immense quête. Mais ce n'est pas nécessairement dans le sang d'un corps souffrant livrés aux bêtes de proie qu'il nous faut lire la grandeur du crucifié ressuscité.
Cette grandeur, je ne l'ai pas atteinte. Toi tu as atteint l'achèvement suprême, le dernier combat qui signe toutes les batailles de la vie. Et ce dernier combat s'est soldée par une victoire. Celle de la Charité. Celle du Christ.*
23h00. François de Marcaurd, impassible, contemple le checkpoint du promontoire qu'il a choisi pour rester informé. Il est du bon côté du mur, et on lui a soigneusement enjoint de ne pas quitter son poste. Il s'inquiète de constater que son portable ne capte pas très bien. Il veut être le premier informé. Il ne supportait pas de rester en arrière. C'est un homme d'action, monsieur de Marcaurd. On ne l'a jamais pris en défaut sur ce point ! Dans son répertoire, il a ajouté un contact dans l'après-midi : Daniel Bristois, journaliste à Fenêtre et chroniqueur radio, à qui on a promis le scoop. On attendra que tout soit fini pour prévenir les médias... Monsieur Bristois prendra son mal en patience.
Un groupe de cinq soldats attend son heure, adossé à la petite chapelle en ruine qui jouxte l'orphelinat. L'obscurité tarde à venir. On commence à peine à apercevoir les prémices de la mer de nuage qui doit venir couvrir la lune. Le monde est repeint en noir et blanc, et il fait froid. Yoran respire calmement. Il repasse dans sa tête les détails de l'opération. Si tout se déroule comme prévu, il n'aura pas à tirer un coup de feu. Ils placent leurs explosifs autour d'une ancienne porte condamnée, située dans l'angle mort, derrière la chapelle. Le mur doit s'effondrer assez vite. L'élément d'assaut proprement dit intervient au niveau de l'entrée principale. Ils doivent évacuer les occupants légitimes de l'orphelinat pendant que les autres gamins seront occupés.
Yoran n'a pas réfléchi à un détail : les opérations ne tournent jamais tout à fait comme on l'avait prévu. Deux de ses camarades, qui ne l'ignoraient pas, ont présenté leur démission spontanément au Colonel: trop jeunes, trop idéalistes, trop de temps pour y penser pendant l'après-midi. L'officier a reçu deux lettres sans mot dire, mais les a déchirées sitôt que ses gars ont tourné le dos. Ils sont à l'arrière, consignés.
00h10. Avec 40 minutes de retard sur les prévisions, le plafond de nuage annoncé recouvre les collines de Judée. Quand la façade sera entièrement plongée dans l'ombre, ils se faufileront jusqu'au mur. Leur seul atout réside dans la rapidité. La catastrophe est imminente.
François a mesuré, lui aussi, l'avancée des nuages. Comme une ombre terrible qui recouvre lentement la terre, menace de mort, de destruction, d'apocalypse aussi. La révélation va venir. Le temps gagné n'est qu'un leurre destiné à torturer un peu plus leurs esprits. L'homme n'a pourtant rien perdu de son calme. Les mains jointes sous le menton, il s'est mis à prier.
*
Ils ne sont plus qu'une trentaine dans la chapelle ; les deux-tiers sont partis à minuit. Restent quelques jeunes de leur groupe scout, des amis étudiants ou jeunes pros. Ceux-là ne comptent pas dormir. Ils ne quitteront la chapelle que pour la messe de sept heure trente à Notre Dame de la Tisse.
*
Le vent est changeant, comme s'il voulait contrarier leurs plans. Il n'est que 01h06 quand l'ombre atteint enfin le haut du mur. Les gars se glissent, ombres furtives dans la nuit. Chaque geste est précis, calculé, répété cent fois au cours de l'après-midi. On attend maintenant le signal. Les respirations se font plus silencieuses encore. Yoran pourrait entendre battre le cœur de ses voisins. Leurs visages ne lui apparaissent pas dans l'obscurité. Mais la main qui retient le M16 ne tremble pas. L'action, l'adrénaline, la pression du moment le tiennent éveillé, et c'est une sensation qu'il aime. Pourquoi alors cette appréhension ? Ils sont supérieurs en nombre, en expérience, en équipement. Il n'a pas hérité de la part la plus périlleuse.
Une fusillade éclate dans la nuit. Un signe du bras : le mur s'effondre. Le silence est à peine brisé par l'explosion. De l'autre côté, les cris et le crépitement des armes s'est accentué. Ils s'engouffrent dans l'ouverture.
*
Dans le réfectoire, où ils vivent depuis neuf jours sous la menace perpétuelle des armes, enfants, volontaires et religieuses se sont effondrés à même le sol. Les enfants dorment, le ventre vide. Depuis le matin, il n'y a plus rien à manger. Leurs geôliers gardent le peu qui reste pour leurs estomacs. Ils parlent déjà de razzier les voisins. La situation ne peut durer longtemps. Jean et Sophie ont osé en discuter à voix basse, pendant un instant de relâchement. Mais maintenant, allongés dans le noir, Sophie n'est plus si optimiste. Hamid a tiré lui-même sur Sœur Rachidé. Il se fiche visiblement de la vie des otages. Il les laissera crever. Il les tuera même, de ses propres mains, si la situation lui échappe. Pourquoi personne n'a rien tenté ? Que fait l'armée israélienne ? Qu'attendent-ils ? Les a t-elle oubliés ? C'est vrai, il lui est plus difficile d'agir sur les territoires palestiniens. Mais depuis quand le Mur a t-il gêné Tsahal ? Mais faut-il souhaiter une intervention ? Hamid est prêt à tout.
Ainsi elle ne pourra plus se plaindre d'ignorer le sens du mot « donner ». Est-ce ça, aimer ? Faut-il mourir pour savoir ce qu'est la Charité ? Sœur Rachidé a été jusqu'au bout, elle. Elle a fini sa vie comme elle l'avait vécue. Un immense et éternel don de soi. Et assassinée gratuitement, par simple envie de vengeance, victime par procuration du mal que des hommes ont fait à un enfant qu'elle a peut-être été la seule à aimer.
Le silence s'étend dans la salle. Est-elle seule éveillée ? Sophie voudrait pouvoir se redresser. Elle a senti une présence non loin. Quelque chose n'est pas habituel, ce soir. Quelque chose va arriver.
Le crépitement des armes a réveillé tout le monde en même temps. L'explosion dans le couloir leur fait pousser des cris.
- Silence !
Jean a repris le contrôle, et invite les enfants au calme. Les soldats ont le sentiment de pénétrer dans la chambre mortuaire d'une pyramide ; pas un ne bronche. Ils reprennent vite leurs esprits.
- Il y a des sentinelles juste derrière la porte, souffle Jean. Vous êtes qui ?
- Tsahal.
La tension a changé de nature. Un des soldats se poste devant la porte vitrée qui mène à la terrasse. Les gamins ont l'air très occupé, de l'autre côté. Tétanisée, Sophie contemple les ombres qui dansent devant les lueurs d'un feu d'artifice. Il lui faut quelques secondes avant de constater que les soldats encadrent les enfants.
- Vite, souffle Yoran.
La porte de verre a volé en éclat, et Hamid se tient dans l'ouverture, la kalachnikov tirant encore. Sous le choc, le guetteur est tombé cinq mètres en arrière, et ne se relève plus. Yoran se trouve juste entre l'enfant-soldat et Jean et Sophie. Le gamin s'est mis à hurler. Trois autres gosses l'entourent rapidement, terribles dans leur fureur. Que s'est-il passé à l'entrée ? Il n'est pas possible que les assaillants aient été repoussés ! Non, car d'ailleurs, les voilà qui arrivent à leur tour. Mais une fois sur la terrasse, ils se trouvent face à une impasse. Les jeunes terroristes se sont mêlés aux orphelins. Hamid hurle encore, désigne les gamins terrorisés, puis les jeunes volontaires. Sophie comprend alors. Voyant qu'il ne l'emportera pas, l'adolescent est retourné voir ses victimes, espérant en faire une monnaie d'échange. Mais en face de lui, ce sont des militaires bien décidés, dont certains sans scrupules, qui lèvent le canon de leurs armes. Sophie n'a compris qu'un mot dans la bouche du gosse excédé : « on va tous les tuer ! » Déjà il lève son arme. Le meurtre de Mère Rachidé leur a appris une chose : Hamid est prêt à faire exactement ce qu'il dit. Yoran se trouve entre lui et les civils. Il est le seul qui pourrait tirer sans risquer de blesser un innocent. Hamid l'a soudain vu. Il dirige vers lui sa kalach, les yeux pleins de peur et de colère. Mais Yoran, maintenant tétanisé, ne peut détacher son regard du garçon. Le M16, inutile, pend à son côté. Son doigt glisse de la gâchette.
C'est au moment où il se rend compte que le jeune soldat ne tirera pas qu'Hamid fait feu, sans réfléchir.
Yoran est tombé. La fusillade s'est éteinte aussi vite qu'elle avait commencé : mais l'écho résonne encore dans la salle. Les enfants se sont bouchés les oreilles, certains ont crié. Maintenant, le silence plane. Hamid regarde son ennemi vaincu sans comprendre : pourquoi a t-il hésité ? Pourquoi n'a t-il pas tiré ? Il a ouvert le feu sur une vieille femme, simplement parce qu'elle le regardait avec pitié. Une vieille arabe. Une chrétienne. Et ce soir, un juif. Un soldat. Un ennemi. Alors la vérité le transperce, comme un coup de poignard en plein cœur : pour la deuxième fois en deux jours, il a tué une des seules personnes qui lui pardonnait.
Alors Hamid s'est assis sur le sol, a posé son menton sur ses genoux, et n'a plus bougé.
*
7h30.
François de Marcaurd appelle d'abord Sylvie Audimat. Conférence de presse dans une heure à l'Ambassade. Il contacte ensuite Daniel Bristois. Il sourit enfin à la jeune femme en face de lui.
- Sandra Belair, correspondante pour Fenêtre et autres médias européens ou israéliens...
- C'est moi.
- Je peux vous permettre de rencontrer le Colonel. Vous serez la première à l'interroger. L'occasion de votre vie. Vous avez intérêt à assurer, je parle sur le plan professionnel naturellement. Mais je vous préviens : il risque de ne pas être très causant aujourd'hui. Il vient de perdre son fils. Inutile donc de lui demander s'il considère l'opération comme une réussite... Même s'il n'y a eu que deux morts. La décence vous autorise une question.
Le Colonel, contrairement à ses hommes, ne s'est pas autorisé une heure de sommeil. Imperturbable, le cul sur son bureau, il triture une canette de coca, comme au premier jour. La journaliste est soudain intimidée par l'officier. « Il vient de perdre son fils », songe t-elle. « Que demande t-on à un homme dans ces circonstances, tout officier soit-il ? »
- Alors, mademoiselle ?
- Bonjour, Colonel.
- Un hochement de tête. Leurs regards se croisent.
- Colonel... Leur pardonnerez-vous un jour d'avoir tué votre enfant ?
- A qui ?
- Aux responsables de ce conflit, bien-sûr.
Le Colonel réfléchit en contemplant la canette de coca. Il sirote le vague fond qui restait, puis la plie entre ses mains et l'envoie balader au bout de la pièce, comme s'il voulait ainsi se débarrasser d'un problème inextricable.
- Je leur pardonnerais, oui, un jour. Quand nous serons en paix. Mais il y a une chose que je ne leur pardonnerai jamais...
Il a levé les yeux vers la jeune femme, et son visage est triste et sévère quand il ajoute :
- Je ne leur pardonnerais jamais de m'avoir forcé à tuer leurs enfants.
Il neige à présent sur les collines de Judée.
*
8h30
Notre Dame de la Tisse. La première messe du matin vient de s'achever. L'abbé Raymond Descours rattrape Erwan alors qu'il sort.
- J'ai reçu un coup de téléphone... On file à l'aéroport. Avec un peu de chance, on y sera avant les journalistes.
- Pourquoi... Sophie...
- Ses parents ne pourront pas être là...
- … ?
- Ce serait bien que tu lui expliques pourquoi.
*Discours d'Erwan à Notre Dame de la Tisse, janvier 2016
Dernier Chapitre
« Il peut y avoir des personnes très pures, qui se sont laissées entièrement pénétrer par Dieu et qui, par conséquent, sont totalement ouvertes au prochain – personnes dont la communion avec Dieu oriente dès maintenant l'être tout entier et dont le fait d'aller vers Dieu conduit seulement à l'accomplissement de ce qu'elles sont désormais »
Spe salvi facti sumus, paragraphe 45, Benoît XVI.
C'était le silence : la Messe était dite. Madame Roche ne pleurait pas, digne dans sa douleur, pas plus que monsieur, aux côtés de leur fille retrouvée. Sophie aurait presque pu sourire, mais son regard ne quittait pas le visage sérieux et habité d'Erwan. La bataille allait continuer, et malgré cela, malgré leur peine, on aurait presque senti une joie surnaturelle transparaître au travers de leur âme. Mais au premier rang, au-dessus des bérets sagement posés sur les genoux et des foulards soigneusement roulés, les regards étaient brouillés et les visages grimaçaient. L'église était pleine à craquer, et les gens ne partaient pas ; jamais l'abbé Raymond Descours n'avait vu telle affluence. Il jeta un œil mélancolique vers la porte de la sacristie, de l'autre côté de l'église. On n'échappe pas toujours à la réalité ; parfois, les souterrains secrets ne suffisent pas. Et pourtant, s'enfuir, se dérober à la lourde tâche par un passage dissimulé dans un placard ; quelle idée plaisante. Mais les véritables héros n'empruntent pas le passage. Ils attendent ici, avec fermeté, leur destin ; même si celui-ci les mène vers leur mort. Et on ne peut offrir sa mort si l'on n'a pas appris au préalable à donner sa vie. Aujourd'hui, l'abbé Descours admire ceux qui sont restés, pour une fin qui les dépassait, ces hommes hors du commun qui ont accepté de prendre le risque.
*
Sylvie a congédié son secrétaire avec une heure d'avance ; le pauvre garçon n'a pas compris d'où lui venait sa chance aujourd'hui. Elle est a pris une voiture banalisée, est montée à Jérusalem ; elle se promène dans la vieille ville. Ses pas la mènent au Sépulcre. La pagaille qui y règne la fait fuir. Elle trouve un taxi à la porte de Damas, se fait déposer au pied du Mont. Une promenade dans les carrés d'oliviers. Il fait très froid, mais la lumière tombe sur la colline sans aucun filtre nuageux. Comme François de Marcaurd il y a quelques jours, elle contemple Jérusalem. Sa main droite glisse dans une poche de sa veste, tire le portable. Un petit objet brillant tombe en même temps. Elle le ramasse machinalement. C'est un anneau, un peu rouge, comme ces alliages de cuivre qui ne résistent pas au temps. Sa main gauche joue avec pendant qu'elle déverrouille le portable. Un appel en absence qui date d'il y a trois heures : un message sur le répondeur. L'abbé Raymond Descours... Elle a toujours su qu'il lui avouerait un jour son secret. Le souterrain ; le prix à payer, inavoué, pour acheter son aide durant cette tragique affaire à l'heureux dénouement. N'y est-elle pas, un tout petit peu, pour quelque chose ? Un message sur le répondeur... Le secret de sa déchéance est là, à portée de main – à portée d'oreille plutôt. Son regard plane sur Jérusalem. Elle triture l'anneau en tout sens, pour occuper sa main. Sa déchéance ? Est-elle vraiment déchue ? Et soudain, elle comprend : aujourd'hui, elle est précisément là où elle devait être. C'était écrit. Ses lèvres se plissent à peine. Avec indifférence, elle jette l'anneau au loin, comme si l'objet, soudainement inutile, l'encombrait pour accomplir sa tâche. Il rebondit derrière un muret et roule quelques instants sur les pierrailles avant de disparaître dans les herbes folles.
Son doigt glisse sur les chiffres. La voix mécanique du répondeur monte jusqu'à elle :
« Message effacé ».
*
Au fond de l'église, François de Marcaurd a repéré le manège du prêtre. La messe n'est-elle pas dite ? Pourquoi s'attarde t-il, à l'entrée de l'église, les yeux fixés sur le jeune homme qui invite à la dispersion dans le calme ? Et pourtant, à quelques pas de Raymond Descours, François de Marcaurd s'attarde lui aussi, pour les mêmes raisons. Il a d'autres dossiers à traiter, d'autres impératifs. Une jeune femme l'attend quelque part en ville, pour lui présenter son enfant nouveau né, dont il doit être le parrain. Naissance miraculeuse, pour laquelle il a fallu tant combattre. Il n'y est pas pour rien, et pourtant il a fait si peu. Quand Estelle l'a appelé la veille, pour lui annoncer la naissance de son fils, elle lui a demandé le nom qu'il souhaiterait lui voir porter. L'enfant s'appellera Daniel. Daniel, Bernard, François-Marie. Et l'attention de François est ramené sur Erwan. Il s'écarte un peu de son sujet, le jeune homme en question. Mais peut-on lui en vouloir ?
Il pleurait à présent, le héros, le chef, le survivant. Il ne s'en cachait pas : mais on baissait le regard pour ne pas voler sa noble peine.
- Pour nous qui sommes encore là... le dernier combat n'est pas encore venu. La victoire n'est jamais assurée, pas avant qu'elle ne soit totale. Mais tu nous as rendus forts de ce dernier sourire que tu as laissé en héritage à tous les tiens. Tu es parti en paix, de cette paix qui permet à la Vie de recommencer. Cette Vie, nous devons encore la mériter pour la connaître. Pour toi, elle commence maintenant...
Erwan reprit son souffle. Mais tout était dit, à présent. Il lâcha dans un dernier soupir, presque inaudible dans le micro :
- Maintenant, tu vas vivre.
Ils sont sortis de l'église ensemble, silencieux et tristes, mais emplis de foi, d'espérance et d'amour. Et elle les a vus s'accouder côte à côte, en silence, au parapet qui borde le parvis. De là, ils contemplaient leur Ville ; et voilà que des nuages d'où filtrait une lumière dorée, Notre Dame de la Tisse souriait aux enfants de Dieu.
Vous trouverez cette nouvelle en format PDF ci-dessous.
Publié dans Créations, e-Books | Commentaires (4) | Facebook | | | Isabelle
Commentaires
Merci pour ces belles pages.
Écrit par : Gilles | 19/06/2011
Merci ! Je travaille à l'heure actuelle sur une suite, qui je l'espère sera à la hauteur...
Isabelle
Écrit par : Isabelle | 27/06/2011
Et bien voilà, la suite est en route...
Écrit par : Isabelle | 05/07/2011
c'est GE-NI-Al! je suis fana!
Non, plus sérieusement, merci ;)
Écrit par : Maritro | 01/08/2011
Les commentaires sont fermés.