19/03/2020
Hommage à la montagne vierge
Le tourisme est en berne, comme les terrasses de bar : le monde s'est arrêté. Jamais l'air parisien n'a été si pur. Le coronavirus a réalisé ce qu'Hidalgo rêvait de faire. Les poissons reviennent nager dans les eaux de Venise. Le ciel se vide d'avion, les autoroutes respirent.
Les touristes et expatriés sont coincés loin de leur famille ; la réalité géographique, cette limite de la distance que l'on croyait défunte avec une carte bleue et un terminal de paiement revient dans la figure du terrien cosmopolite. On parle de rapatriement. Soudain, tout le monde veut rentrer au pays, quel qu'il soit. Chacun se découvre ou français ou étranger, ou parisien ou provincial. La crise révèle qui nous sommes vraiment.
Et la planète respire.
Peut-être qu'en cet instant nous prenons conscience de ce que notre train de vie avait d'égoïste. Oh, individuellement, ce n'est pas une seule personne qui a pollué Venise. Mais le comportement de passager clandestin, adopté par l'ensemble de l'humanité, a porté ses fruits pourris. Fort de cette expérience, faudra-t-il arrêter le tourisme ? Faudra-t-il le rendre moins accessible encore, le réservant à une élite, comme le camp de base de l'Everest, dont l'accès réservé aux plus riches n'a pas empêché la pollution ?
Si nous devons limiter l'accès aux plus belles villes et aux paysages les plus extraordinaires, l'argent est-il le meilleur critère ?
C'est ce que j'aime dans les massifs montagneux les moins chers. Les sommets les moins prestigieux, les stations les moins équipées. On n'y trouve pas seulement moins de monde ; d'expérience, on y trouve aussi un monde meilleur. Bien sûr j'ai aussi ramassé les mégots d'un abruti pour les lui rendre ; j'ai redescendu dans la vallée la poubelle abandonnée par un sagouin pour la jeter. Il y a toujours, où qu'on aille, des gens qu'on aimerait frapper. Mais ceux-là étaient rares, et découvrant un nouvel univers ils avaient encore besoin d'ajuster leur comportement. Ils ont croisé des gens pour les aider. La vérité, c'est que lorsqu'il faut monter cinq heures pour atteindre le refuge non gardé, dormir sur un plancher dans son duvet, faire chauffer sur un réchaud ou sur le petit poêle à bois sa nourriture, celui qui ne croit que dans le pouvoir de sa carte bleue a déjà renoncé.
J'ai marché seule sur le plateau du Vercors, ne croisant de l'humain que le soir à l'étape, et parmi les bêtes sauvage un patou qui venait vérifier que je n'étais ni un voleur ni un loup. J'ai parcouru avec ma seule cordée des glaciers tyroliens qu'on ne nous vend pas sur les sites d'alpinisme ; je me suis tenue seule en haut de sommets qui, pour éviter l'afflux de sportouristes, ont eu la bonne idée d'arrêter leur croissance avant 4000 mètres. Sur une colline qui voisine la Roche de Solutré saturée d'admirateurs de Mitterrand et de pèlerins de la préhistoire, j'ai fait la sieste à l'ombre d'un muret de pierre, à l'endroit ou la pierraille ocre gagne sur la vigne. Il n'y avait que le vrombissement des mouches pour me déranger.
J'aime la montagne vierge, celle que les médias oublient. Celle qui n'est dans les reportages, parce qu'elle ne monte pas assez haut, parce qu'elle n'est pas assez exotique, parce qu'elle n'a pas connu de star ou de VIP pour la rendre célèbre. Celle qui n'est pas suréquipée en routes, téléphériques et parkings. Celle qui se gagne, non au porte-monnaie mais à la sueur de son front. Celle qui ne rassemble en ses vallons que des gens qui puent. Certaines ont été tellement industrialisées qu'elles sont devenues des parcs d'attraction. On monte dans le télésiège comme on fait la queue à Disneyland, et le selfie au sommet a la même saveur qu'une caresse à un cochon d'inde : ce goût fade, lorsque vous redescendrez, c'est que la montagne que l'on vous a servie a été prostituée par un promoteur immobilier.
Mais la montagne vierge est un renard dans le désert. Il faut du temps pour l'apprivoiser. Et quand enfin elle se laisse toucher, déjà il faut repartir. Cette montagne là n'est pas de celles que l'on achète. A celui qui veut tout, tout de suite, elle ne s'offrira pas : on perd rapidement les moins braves dans la montée. J'aime sa justice : elle ne se donne pas au plus riche, mais au plus courageux. Elle est cruelle cependant, et si elle gronde parfois, restez méfiant. Elle peut mordre l'imprudent, et elle en gardera certains : ceux qui ne la respectaient pas assez, et ceux qu'elle aimait trop pour vouloir les rendre.
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