06/03/2019
Magie et christianisme
J’entends encore des gens, des amis, des proches, souvent très pratiquants, me dire leur méfiance vis-à-vis de Harry Potter. D’autres balaient d’un revers de main ces inquiétudes, sous le prétexte qu’elles émanent de personnes proches d’une certaine tendance, conservatrice, « tradi » comme on dit.
Je n’aime pas refuser de considérer quelqu’un comme interlocuteur valable sous prétexte qu’il fréquenterait tel ou tel cercle ; d’abord parce que j’aime partir du principe que chaque être humain est doué de raison, même si la vie me donne parfois tort (à commencer par la mienne) ; d’autre part parce qu’il existe peu de cercles catholiques qui me sont étrangers, ce qui me rend également plus compréhensive vis-à-vis des grandes tendances chrétiennes en général (car souvent les fractures qu’on trouve dans l’Eglise Catholique reflètent d’autres fractures qu’on retrouve dans le monde chrétien). Aussi, loin de hausser des épaules et de passer mon chemin avec indifférence (parce que Harry Potter, on s’en fiche un peu), j’ai tendance à répondre, à expliquer.
On raconte ainsi que les sorts que l’on trouve dans Harry Potter sont de vrais sortilèges, utilisés par de vrais sorciers qui pratiquent une vraie magie – nécessairement maléfique puisque la Bible et l’enseignement de l’Eglise nous enseignent que la magie est l’œuvre de Satan.
On dira donc, par conséquent, que la magie de Harry Potter initie les jeunes au satanisme, à coup de jeux de mots en latin de cuisine mêlé d’anglais ou d’autres langues que J.K., en linguiste, a pu croiser.
Ne riez pas, ce n’est pas si absurde que cela.
Il y a sûrement beaucoup de vrai dans les rumeurs. Les symboles, les mots, les images employés par l’auteur puisent certainement dans les codes de la sorcellerie. Mais Rowling n’a pas besoin d’être luciférienne pour cela. Il lui suffit de connaître les œuvres de la culture pop, de X-Files à Buffy, et de savoir effectuer une recherche dans Google : n’importe qui peut en faire autant. Ces codes culturels sont à la portée de tous depuis déjà un bail.
Mais il n’y a pas qu’une forme de magie dans la culture pop.
Rappelons tout d’abord les différentes natures de l’acte magique, telles qu’on les retrouve dans d’autres œuvres. Lorsque Sam Gamegie demande à Galadriel de lui montrer un peu de « magie elfe », celle-ci le reprend : « c'est ce que vous autres appelleriez magie, je pense, bien que je ne comprenne pas ce que vous entendez par là ; et vous avez l'air d'utiliser le même mot pour les tromperies de l'Ennemi ». La citation résume le tout : nous utilisons le même mot, dans la littérature d’imagination, pour décrire des réalités de natures différentes.
La magie d'artifice
Commençons par la magie artificielle, avatar féérique de la technologie (celle utilisée par le précepteur du Prince Capsian dans Narnia), qui est la plus courante dans Harry Potter : cette magie utilise une force endogène à la personne, qui est née avec ces pouvoirs de la même manière que les oiseaux naissent avec des ailes. On ne peut donc obtenir de nouveaux pouvoirs, simplement apprendre à utiliser ceux que l’on possède déjà par nature. Cette magie est comparable à la Force de l’univers de Star Wars dans sa première trilogie (on l’a, ou on ne l’a pas ; on ne peut l’acquérir quand on ne l’a pas de naissance, on ne peut que la domestiquer si on l’a reçue de naissance). Cette magie appartient au monde de l’imagination, car dans le monde primaire (notre monde, celui créé par Dieu), personne n’a naturellement de pouvoirs magiques, pas plus que les êtres humains ne naissent avec des ailes. Evidemment, si je rencontrais un cheval qui parle dans la « vraie vie », en bonne bigote, je crierais à la manifestation démoniaque. Mais le propre de l’imagination est de concevoir des univers qui répondent à des lois physiques différentes des nôtres : Spiderman peut se suspendre à un plafond, Luke Skywalker est doué de télékinésie et Philippe, le cheval d’Edmund Pevensie, parle.
La magie réaliste
Venons-en maintenant à la magie réaliste, la vraie magie, celle que le christianisme (parmi d’autres religions comme l’Islam ou le Judaïsme, ne connaissant pas toutes les religions et sagesse du monde je m’arrêterais là), condamne sous le nom de sorcellerie. Pourquoi ces religions condamnent-elles la pratique de la magie ? Je ne peux pas répondre pour toutes, mais je dirais, selon mes souvenirs de caté, ce que le chrétien pense (a priori), et tant mieux si les autres y trouvent aussi leur compte. Pour le chrétien, la pratique réelle de la magie – la sorcellerie – n’est pas l’expression d’un don naturel fait à l’homme. C’est un pouvoir accordé par Satan, qu’il donne à notre insu pour nous piéger, ou que l’on obtient volontairement de lui. La magie réaliste est donc invocatoire : le sorcier invoque une force extérieure à lui-même dans le but de la domestiquer, de l’utiliser. Il n’est pas nécessairement conscient de l’origine de cette force. C’est la magie de l’Anneau Unique : elle est intrinsèquement mauvaise puisqu'elle émane de celui qui n’a rien de bon en lui. L’être humain n’aura que l’illusion de contrôler cette magie ; de fait, c’est elle qui le contrôlera. Invocation des esprits, nécromancie, divination, cette magie fait le bonheur du cinéma d’horreur et des charlatans en tous genres. Ce n’est pas seulement son objet qui est mauvais, c’est son essence. « J'utiliserais cet Anneau en souhaitant faire le bien. Mais à travers moi, il pourrait atteindre un pouvoir trop grand, trop terrible à imaginer, » dit Gandalf. Cette magie n’est pas, à proprement parler, présente dans Harry Potter, encore qu’il existe bien un interdit fondamental : la mort. Les Reliques sont des objets dangereux, donnés par la Mort à trois frères, mais ces trois objets sont dangereux par le pouvoir qu’ils donnent sur la mort et que la mort utilise à son escient. Ainsi, en croyant duper la mort à l’aide d’une baguette invincible ou d’une pierre de résurrection, les frères se jettent dans ses bras. La morale philosophique du paradoxe ne nous échappera pas : en croyant lutter contre le mal par le mal, nous participons à étendre le mal. Seul le troisième frère du récit ne tombe pas sous la domination de la mort, car l’objet de sa demande n’est pas d’obtenir un pouvoir sur la mort, mais de lui échapper : son souhait est en fait de ne jamais avoir rencontré la mort, alors que ses deux frères souhaitent profiter de cette rencontre : au final, c’est la mort qui en tirera profit. De même, l’usage de la sorcellerie est une façon de profiter de Satan, profit illusoire, car le bénéficiaire final de la sorcellerie, ce sera lui. Le fait est que cette forme de magie est bien condamnée dans Harry Potter ! Si Harry parvient à vaincre la mort, c’est justement en renonçant à la vaincre, en donnant sa vie pour que meurt le mal en lui. Car la mort est devenue nécessaire au monde pour que meurt le mal ; c’est ainsi que la mort ne pourra être détruite avant que le reste ne soit détruit, « et le dernier ennemi qui sera vaincu c’est la mort ».
La plus grande magie
La troisième forme de magie – qu’on retrouve dans tous les bons morceaux de fantasy – c’est ce que Lewis appelle « la plus grande magie ». « D'autres forces qui sont à l’œuvre », écrit Tolkien. Rowling dit simplement, l’amour. L’amour est universel : il passe même à travers la tante de Harry, moldue (sans pouvoir magique). Il passe à travers les esclaves, les petits, les humbles : Dobby ou Grawp (quoi que qualifier Grawp de petit est cocasse). Il ne dépend donc pas de compétences, de talents ou de pouvoirs. La mère de Harry sauve son fils en donnant sa vie pour lui ; elle se dresse entre Voldemort et le berceau de son fils. Elle aurait pu accomplir cet acte, qui est fondateur pour l’histoire puisque tout va en découler, sans être magicienne, ou même talentueuse. Et cette magie est plus puissante que tout le reste. Plus puissante que les invocations de Voldemort, plus puissante que les plans les plus intelligents, que la cruauté la plus gratuite, que la volonté la plus absolue. C’est cette magie qui finit par vaincre… Je pourrais m’étendre longtemps, mais je pense que le lecteur aura compris. Cette magie est tout l’opposé de la précédente. Elle met l’humilité à la place de la puissance, la liberté à la place de l’allégeance. Au lieu de la captation de pouvoir, elle se veut don de soi. Elle ne parle pas de soumission à une force extérieure, mais d’obéissance libre. Elle transforme la mort en un surplus d’amour, et ainsi même la mort est vaincue.
La bonne nouvelle, c’est que cette magie est bien réelle ; elle est aussi la seule à être éternelle. Comme disait l’autre*, « L’amour ne passera jamais ». Et Dieu est amour.
La place des trois magies dans Harry Potter
Toutes ces formes de magie existent dans Harry Potter. La première, la plus courante puisque c’est elle qui est la marque du « Potterverse » l’univers de Harry Potter, le décor si vous voulez, est vue de façon neutre : c’est l’intention qui lui donne sens.
Des deux « réalistes », la troisième s’avère plus puissante que la deuxième (ou même que la première). L’amour se révèle plus puissant que la sorcellerie de Voldemort. Se pourrait-il que Rowling fasse la promotion de cette dernière, alors même que sa défaite est sans appel ? La question est rhétorique : une œuvre peut-elle se contredire elle-même ?
Alors, après avoir dit tout cela, qu’ajouter ? Je pourrais dresser la liste de tous les éléments dans Harry Potter qui proviennent de la sorcellerie telle qu’elle peut se pratiquer dans notre monde ; si j’ajoutais à cette liste le détail de toutes les mauvaises paroles prononcées par les personnages des livres, insultes, mensonges, menaces ; si je le complétais par la description de toutes les mauvaises actions, les meurtres, les tortures, les horreurs perpétrés dans l’histoire ; et si je publiais ensuite le compte-rendu de cette analyse sans, à aucun moment, remettre dans son contexte aucun des points de la liste, sauf lorsque ce contexte m’arrange, alors je pousserais mes lecteurs à commettre un contre-sens complet sur le sens philosophique de l’histoire.
Or, à mon sens, le cœur d’une histoire est sa philosophie. Comment le héros évolue, quel est le moteur de ses actions, la raison de ses pensées, l’enchaînement de circonstances qui le conduit à se comporter bien, ou mal ? Quelles sont les conséquences de ses bonnes actions ? Les conséquences de ses lâchetés, de ses renoncements ? L’histoire nous pousse-t-elle à l’abnégation ou au désespoir ? Que dit l’œuvre de l’Homme, de son identité, de sa vocation, de son rapport aux autres ? Que dit l’œuvre de la vérité, de la justice, du courage ? Que dit l’œuvre du Bien et du mal, de la Vie et de la mort, du sacrifice, de l’égoïsme ?
Si d’une œuvre vous ne retenez que le décor, alors vous êtes passés à côté. Si vous réorganisez ce décor pour lui faire dire le contraire de ce que l’histoire raconte, vous prêtez à l’auteur une intention qu’elle n’a jamais revendiquée ; mais c’est après tout votre droit de lecteur, et je ne critique pas l’esprit critique dans son principe. Enfin, si vous prétendez ensuite que ce décor permettrait de découvrir un sens implicite, secret, réservé à des initiés, mais plus important que le sens philosophique explicite qu’il contredit, je ne peux rien répondre à cela ; nous demeurerons dans une incompréhension mutuelle et totale. Car dès lors qu’on entre dans l’implicite, le subliminal, l’intention cachée, le message dont la compréhension ne serait réservée qu’à des initiés, on entre également dans le domaine d’une opinion subjective non fondée sur des faits vérifiables, et une telle opinion n’est pas accessible à la raison. Tout ce que je peux dire, c’est qu’un tel travail, admirable par son exhaustivité, ne respecterait aucune éthique intellectuelle et aucune rigueur scientifique mise à part celle qui consiste à compter les feuilles d’un arbre. Vous saurez compter, c’est bien, bravo ! Mais cela ne fera pas de vous un expert des arbres en général ou de celui-ci en particulier.
Quant à moi, je serais tentée de faire correspondre les éléments du décor au sens philosophique de l’histoire, non en leur donnant le sens qu’ils auraient dû avoir dans la réalité, mais le sens que la majorité des gens y met, car c’est l’interprétation du lecteur et non l’intention de l’auteur qui met en mouvement la « machine paresseuse » pour donner sens à l’histoire. Pour lire la même histoire, il faut parler la même langue et partager une même culture. Si vous lisez Harry Potter avec à l’esprit la sorcellerie de l’Exorciste, là où 99,99% n'y voient que la magie des contes de fées, nous ne lirons pas la même histoire.
Je le regrette pour vous : c’est une belle histoire.
Publié dans Culture, Dieu | Commentaires (0) | Facebook | | | Isabelle | Tags : harry potter, magie, christianisme
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