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05/07/2011

La Semaine Sainte (1/10)

Voici la quatrième des nouvelles publiées sur ce blog, qui relatent les événements se déroulant autour de Notre Dame de la Tisse. Ceux qui ne connaissent pas encore Erwan, Sophie et l'Abbé Descours pourront les rencontrer dans les trois premières parties : la Dernière Escale, le Missionnaire et surtout les Enfants de Dieu.

Avertissement

Évidemment, il s'agit ici d'un roman. Toute ressemblance avec une situation réelle... à vrai dire, cette nouvelle a été écrite dans un contexte bien particulier. Ce récit, qui évoque plusieurs drames douloureux, ne vise pas à désigner des coupables. De fait, les feux de l'actualité n'ont déjà que trop tendance, en règle générale, à se tourner vers la partie émergée de l'iceberg, et à taire, sciemment ou non, les vérités noyées sous les eaux. A tort ou à raison : la partie émergée d'un iceberg est la plus petite, mais c'est aussi la plus visible, et par conséquent c'est elle qu'on craint, plus que la terrible masse qui flotte sous la surface et qu'on oublie.

Il ne s'agit pas non plus d'amoindrir des faits, de les passer sous silence, d'excuser les coupables. Ce récit prend le parti des victimes. Celles qui se sont vues refuser la justice, par les hommes, par la vie. Celles qui se sont vues victimes de l'erreur, de l'aveuglement, de la médisance. Celles enfin, qui subissent les dommages collatéraux, et qui retroussent leurs manches pour réparer les torts causés.

Le récit écrit en italique s'inspire assez fidèlement du témoignage d'un jeune irakien, qui évoquait comment ses amis, en particulier un jeune prêtre, ont connu le martyre le 31 octobre 2010 en l'église Notre Dame du Salut à Bagdad. Puisse leur sacrifice racheter nos trahisons.

La justice n'est pas de ce monde, pas plus que le Royaume de Dieu, entend-on souvent. En fait, il est à construire, et certains s'y emploient de leur mieux. Voici leur histoire.

1.

Je connaissais Bachar depuis l'adolescence. Nous étions du même rite et fréquentions la même paroisse. Petit à petit, nous avons commencé à nous retrouver partout : au groupe biblique, à la paroisse, au club de foot. Nous étions tous les deux des sociables et des sportifs, nous avons rapidement pris la responsabilité de ce club. Notre amitié s'est bâtie sur le terrain et à l'église. Je l'admirais, je l'ai toujours admiré. Il était beau. Il avait un regard et un sourire qui nous parlait. Il me manque aujourd'hui.

Aujourd'hui, un soleil blanc s'est levé sur la colline de la Tisse, les prémices d'un orage, ou d'une apocalypse. La pâle ombre de l'astre surnage au milieu d'un linceul de coton. Le ciel est laiteux, la ville silencieuse, noyée sous le cercle d'opale énorme, qui diffuse sa chaleur comme dans un four. Comme pour renforcer ce sentiment d'apocalypse, les pulsations d'une musique forte et rythmée traversent les lourds murs de pierres millénaires de Notre Dame. L'église est assiégée par la canonnade d'une étrange bataille qui se livre dehors. A l'intérieur, le calme légendaire des hauts piliers est troublé par les prières : une centaine de personnes se sont rassemblées sous les voûtes et prient le rosaire. Craignent-ils une catastrophe spatiale, un séisme, une éruption volcanique soudaine ? Attendent-ils les trompettes de l'au-delà, les cavaliers de l'apocalypse, l'ange de la mort ?

Un souffle d'air pollué éteint la flamme d'un cierge blanc. Sophie ne peut retirer son regard. Elle soupire, se lève, tend la main ; la mèche se penche vers un lumignon rouge, elle crépite, et s'embrase à nouveau. Mais le temps qu'elle retourne à sa place, un autre courant d'air a éteint la bougie.

L'abbé Raymond Descours soupire en regardant ses compagnons. Il y a trois mois, ils étaient si nombreux, débordant des rangées, encombrant le parvis, se serrant entre les piliers, pour enterrer Daniel. Et aujourd'hui si peu, juge t-il. Trop peu. Quand il s'agit de défendre l'Église, il n'y a plus personne. Il répond d'un hochement de tête au sourire de Jean. Ray-Casque-Granit cherche Erwan du regard. Le voici, près de la sacristie. Où est Sophie ? Naturellement, elle doit être là... son regard erre machinalement : de l'autre côté de l'église, avec les jumeaux roux, Anne et Ludo. Les braves d'entre les braves, les amis de toujours. Mais pourquoi Erwan s'est-il assis si loin de Sophie ?

Il n'a pas le temps de s'attarder sur la question. Les pulsations de la musique font comme vibrer l'air. Le combat continue, au dehors. Ce sont les jeunes qui se lèvent quand on appelle, remarque le prêtre. Les jeunes ou les vieux : ceux qui n'ont rien à perdre encore, ou qui ont déjà tout perdu. Mais aujourd'hui, trop de violence, trop de polémique : les plus âgés sont restés loin des vagues et du vacarme. Allons, ils sont peu nombreux : mais c'est la nouvelle garde, qui redresse les épaules à l'aube du nouveau millénaire, quand leurs aînés ont renoncé à tout.

Le battant de l'église s'est ouvert à la volée. Une ombre est sur le seuil, toute de noir vêtue. Les têtes se tournent, les regards valsent, d'un visage à l'autre. Ray-Casque-Granit réfléchit quelques secondes, à peine : est-ce un passant, un paroissien, ou alors... De loin, il remarque les vêtements sombres, le crane sanguinolent d'un sweat, le piercing à la lèvre, le maquillage noir. L'ombre ne s'avance pas, les deux bras ballants, et attend Dieu sait quoi. Le prêtre se lève et décide de marcher à sa rencontre. Deux cent yeux le suivent, alors qu'il avance dans l'allée principale, le long de ce rayon de lumière pâle que projette la porte grande ouverte. La dalle du seuil de l'église luit comme une peau blafarde qui transpire sous l'effet du soleil. Le battement des basses s'est fait plus fort encore. Même les vitraux tremblent. L'abbé Raymond Descours ose un sourire, quand il se trouve face au jeune homme sur le seuil.

- Pourquoi n'entrez-vous pas ?

L'ombre noire, vue de près, s'est réduite aux proportions d'un garçon encore adolescent. Mais le maquillage renforce le trait violent des cernes, et le regard est aussi sombre que la mèche qui apparaît sous la capuche rabattue. En un éclair, Ray-Casque-Granit a cerné la haine, le désespoir et l'appel au-secours du garçon qui lui fait face. Il répète en souriant, amical, apaisant :

- Pourquoi n'entrez-vous pas ?

L'église fait silence derrière. Soudain les sourcils du prêtre se froncent : ce garçon... est-il possible... que ce soit... Le jeune homme a plongé une main dans la poche de son sweat.

- Salaud.

Trois coups, au milieu de la tempête du dehors. Personne n'a rien vu. Mais le prêtre est lentement tombé à genoux. L'ombre noire n'a pas bronché. Dans la lumière pâle de ce dernier matin, Erwan est le premier à accourir. Mais c'est Jean, plus proche, qui reçoit dans ses bras le mourant, et le souffle court, le prêtre lui murmure enfin :

- Pardonnez-lui...

Monsieur l'Abbé Raymond Descours, ordonné le 1er juillet 1982, 173ème curé de la paroisse Notre Dame de la Tisse, a rendu son âme à Dieu.

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