Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03/08/2011

La Semaine Sainte (9/10)

Premier chapitre
Chapitre deux
Chapitre trois
Chapitre quatre
Chapitre cinq
Chapitre six
Chapitre sept
Chapitre huit

Rien de ce que j'ai vu dans la presse ne peut redire ce qui s'est réellement passé ce jour-là. Ce regard de Bachar, je le verrais toujours. « Donnons notre vie pour Lui, mon frère ! » Vous ne voyez qu'un drame anonyme, un miserere sans âme, là où nous chantons l'espérance. Car s'est glissée dans la musique la joyeuse mélancolie d'un saxophone solitaire, un oiseau qui chante dans une ruine de pierre, un sourire dans un visage brouillé de larmes. Heureux ceux qui pleurent, en vérité, heureux dès maintenant !

Samedi Saint. Maintenant. Un temps suspendu entre un hier et un demain qui ne veut pas venir. Il fait lourd. Comme si le temps s'était arrêté. Le dossier Trindemart est étalé sur le bureau de Daniel ; mais celui-ci ne parvient pas à travailler. Et puis à quoi bon, de toute façon. Erwan lui a rapporté les propos de l'avocat. Il traîne sur facebook, s'étend sur son lit un instant. Dehors, les nuages font barrage à la lumière. La sonnette le réveille ; il n'a pas senti qu'il s'endormait.

Coup de vent chez les Marcaurd, bruits de voix dans l'entrée. Erwan prête une oreille distraite puis replonge dans sa morosité, allongé sur son lit, les lampes éteintes dans le jour glauque.
- Erwan !
Il se lève sans enthousiasme et descend un étage...
- Oncle François !
Le Comte des Courants d'Air se prend une tornade dans l'estomac.
- Et bien, et bien mon gars !
- Mais vous étiez où ?
- Quelque part où on avait besoin de moi, tu peux me croire !
- Mais ici... c'était un vrai cauchemar. On a fait ce qu'on a pu, mais sans vous...
- Vous avez très bien fait. Je reviens de chez Daniel Bristois, nous avons longuement discuté. On peut s'asseoir quelque part ?

Dans son soulagement à le voir, Erwan a oublié que l'oncle revenait de voyage, qu'il était sans doute fatigué. La maman leur abandonne le salon.
- Ne finissez pas le whisky...

Voilà François de Marcaurd prenant ses aises sur le canapé. Il a les yeux cernés, remarque Erwan, et l'air soucieux. Son visage est marqué par la tristesse, et il a l'air plus vieux soudain. Mais c'est avec le sourire qu'il se redresse et prend son verre.
- Alors, il paraît qu'on t'a offert un travail ?
- Oui. Pas forcément bien payé, mais c'est plutôt un bon début.
- Tu vas chercher un appartement en ville alors ?
- Je ne sais pas, je n'y ai vraiment pas pensé. Et puis, laisser maman toute seule...
- Oui oui, c'est ça, et tu vas te marier avec elle aussi.
Ils rient tous les deux, heureux de se retrouver, heureux de parler d'avenir, de boulot, de ces banalités si importantes.
- Et en parlant de mariage... rien de neuf, de ce côté ?
- Oncle François contemple son verre d'un air faussement méditatif et observe son neveu à la sauvette, moitié curieux, moitié goguenard. Lequel neveu s'étonne franchement.
- C'est ça ! Et avec qui ?
- Bah, tu ne me feras pas croire qu'il n'y a aucune candidate.
- Et c'est vous qui allez me donner des leçons, peut-être ? Non, je ne vois pas.
- Ah ouais ? J'ai entendu dire que la petite Sophie, là...
- Elle m'a fait la gueule pendant des semaines !
- Mets-toi à sa place ! Tu es retenu en otage neuf mois, et à ton retour tu l'ignores tout simplement... Elle a du en baver la petite ! Enfin ceci dit, je me fais peut-être un film.
- Mais de votre part tout de même, c'est assez gonflé de me donner des leçons !
- Voyons Erwan, tu m'imagines traîner femme et enfants dans mes bagages ?
Mais son sourire goguenard n'a pu dissimuler un voile de tristesse dans son regard.

Il s'écoule encore un délicieux moment, pendant lequel ni l'un ni l'autre n'ose rappeler la terrible semaine. François repose le verre avec peut-être un peu trop de vigueur, se frotte les yeux, prend sa respiration et lâche :
- J'héberge un prêtre de passage, un ami. La chapelle sera ouverte, et j'ai obtenu l'autorisation d'y faire dire la messe cette nuit. Naturellement, c'est ouvert à tous, et j'en ai fait la publicité. Mais je me disais que tu apprécierais peut-être un peu de simplicité, au milieu de visages connus. J'ai invité Daniel Bristois également. Vos amis sont les bienvenus. Ah, et il y aura Sylvie Audimat. Ta mère m'a confirmé sa présence avant que tu n'arrives. Il y aura aussi Estelle, une femme que je loge actuellement, avec son bébé. Il est né le jour de la mort de Daniel, figure-toi, et il s'appelle Daniel, lui aussi. Il est également mon filleul, un point commun avec toi. Viviane Descours ne m'a pas encore répondu, mais je compte sur sa présence.
- Oui, c'est la première année qu'il n'y aura rien à Notre Dame de la Tisse.
- C'est une chance que je sois revenu. Elle a été une mère pour moi. Et Raymond un frère.
Un ange est passé. Erwan finit son verre. François croise les mains sur ses genoux, distrait par un courant d'air qui joue dans les tentures.
- Je regrette, tu sais... Je regrette infiniment de ne pas avoir été là.

*

Les lauriers ne perdent jamais leurs feuilles, et les rosiers bourgeonnent déjà. On trouve près de la chapelle un jeune cèdre et un jeune olivier, frères des arbres du presbytère. La chapelle n'avait plus servie depuis plusieurs mois. Les jeunes gens ont chassé les araignées, redoré les cuivres, passé un coup de balais. Ils ont coupé du bois aussi, et préparé le bûcher. Il y a des voisins qui sont venus. On ne parle pas des événements de la semaine ; on se sert les coudes, à l'abri du domaine, entre amis, entre frères. Viviane est entourée de prévenance. Le vent a dispersé les nuages, le ciel est clair ; la nuit sera pleine d'étoiles.

Sophie s'acharne maintenant sur le bûcher. Un souffle d'air plus froid éteint la flamme à peine prise, le feu meurt doucement. Sophie soupire, se penche, tend la main ; une feuille de journal frôle l'allumette, elle crépite, et s'embrase à nouveau. Mais le temps qu'elle la glisse dans le bois, un autre courant d'air a éteint à nouveau la flamme.
- Attend...
Erwan est arrivé à la rescousse. Ils s'accroupissent tous les deux, il lui tend une feuille, elle craque à nouveau une allumette. Le papier part, il le glisse sous les brindilles et enfin, un doux crépitement monte du bûcher.
- Daniel m'a offert un poste.
- C'est génial ! A Fenêtre ?
- Non. C'est pour un site internet qui va être lancé demain. Il gardait le secret jusqu'à présent. Mais c'est un projet sérieux, sinon il ne démissionnerait pas de Fenêtre...
- Daniel démissionne de Fenêtre ?
- Et avec plaisir, je crois. Il récupère un CDI, mais il sera moins bien payé.
- Et toi ?
- CDD reconductible, avec de très bonnes perspectives. Seulement, je dois partir deux mois en Italie. Ils veulent que je prépare plusieurs dossiers sur des affaires en cours au Vatican. Je parle italien, et tu comprends, avec les contacts de mon oncle...
- Oui, bien-sûr.
- J'ai un avion demain soir.
- Ah.
- Mais j'y penses, pourquoi tu ne postulerais pas à Fenêtre ? Il paraît qu'ils ont plusieurs départs un peu imprévus ce mois-ci... Daniel est resté en très bon terme avec eux, il pourrait te pistonner ?
- Je ne sais pas... J'ai trouvé un boulot de comm dans une librairie. Ça me plairait aussi. Dis donc, j'ai appris que Viviane Descours venait ce soir. J'ignorais qu'ils étaient si liés !
- D'après ce que j'ai compris, oncle François et l'abbé Descours étaient des amis d'enfance.
- Ah ! Mais euh...
- A quoi penses-tu ?
- Il a dû connaître Clémence alors.
- Clémence ? Oncle François a été fiancé à une Clémence. J'ai entendu les parents en parler un jour. Je ne sais pas pourquoi ils ne se sont pas mariés... En tout cas, il ne m'en a jamais touché un mot.

Mais les gens commencent à arriver ; et la conversation prend fin. Dans la nuit limpide, leurs prières s'envolent loin de la triste semaine. Erwan songe à un cèdre ; Jean, à un olivier. Tout s'endort et tout attend ; le feu veille, mais la nature a retenu son souffle. Où êtes-vous, pères des orphelins, et vous, compagnons du passé, Casque-Granit au cœur tendre et à la voix sûre, Cœur-Ailé au visage sombre et à l'âme pure ? Erwan pense à Daniel, qui avait choisi de partir avant ton premier grand camp, Sophie à Sœur Rachidé... peut-elle les voir en cette nuit ? Et François de Marcaurd à cette jeune femme qui, un premier juillet, jour d'ordination, dans un train de banlieue... A qui demander pardon, lorsqu'on est innocent ? Le sang des martyrs n'en finit pas d'abreuver la terre. Ici, les lauriers et les roses. Là-bas, le cèdre et l'olivier. Et les arbres étendent leurs branches de bois comme un homme ouvre ses bras.

 

Publié dans Créations, e-Books | Commentaires (0) |  Facebook | | | Isabelle

Les commentaires sont fermés.