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26/07/2011

La Semaine Sainte (5/10)

Cette année, nous chrétiens fêtions Pâques en même temps. Joie d'être unis lorsque le monde entier semble vouloir notre fin ! En ce dimanche des Rameaux, même la guerre et les attentats avaient fait une trêve. Mais Bachar n'était pas tranquille. La paroisse avait reçu des menaces ce jour-là, et il craignait qu'elles ne se réalisent. Il ne voulait pas être responsable de notre mort. Il m'a avoué qu'il ne dormait plus, qu'il en avait perdu l'appétit. Je lui ai rappelé que sous les oliviers, dans le jardin, près du Christ qui souffrait seul dans la nuit, veillait un ange.

Mardi Saint. Un ange passe dans l'amphi de la Fac de Médecine. Adossé sur la table du premier rang, Ludovic n'ose rompre un silence qui le protège presque contre le désespoir. Le commissaire a tout l'air d'un chic type, assis sur l'estrade, sa sacoche sur les genoux. Pas très grand, une calvitie plus que naissante, un nez un peu trop gros, une bouche un peu trop petite, et surtout cet air de bon père de famille soucieux de sa progéniture, et de celle des autres. Il a l'air désolé, le brave homme, et Ludovic ne parvient pas à déceler chez lui un soupçon d'hypocrisie. Le bonhomme n'est d'ailleurs pas compliqué : à peine le cours achevé, il s'invitait dans l'amphi, remontant l'hémorragie d'étudiants, pour interroger le jeune homme, sans fioriture.

- Comment pouvez-vous en être certain ?
- Je ne suis certain de rien. J'aligne des faits : Yohan est un enfant sans histoire jusqu'en 2007, date à laquelle sa mère l'inscrit au catéchisme pour qu'il prépare sa profession de foi. Quelques semaines plus tard, il change du tout au tout : cauchemars, violence, et surtout une peur des hommes sans limite. Or qui était aumônier du collège ?
- L'abbé Raymond Descours.
- Il quitte le collège en juillet 2008. Et sept ans plus tard, le môme tire à bout portant sur son ancien aumônier.
- Qu'est ce que ça prouve ? Ça pourrait être une coïncidence !
- Qu'est ce que tu crois, toi ?
- Je l'ai jamais vu autour de l'église, ce gars. J'étais enfant de chœur à La Tisse à l'époque, et il n'y a jamais eu d'histoire un tant soit peu scabreuse là-bas. Je crois que votre hypothèse vous a été soufflée par l'ambiance médiatique actuelle. Il y a autre chose que vous ne savez pas. C'est tout.

*

Il fait si beau, en ce début d'avril, on croirait à peine que Pâques n'est pas encore là. L'abbé Descours ne sera pas enterré avant vendredi. Une semaine après. C'est la procédure en cas de mort violente : autopsie et caetera... Ce qui arrange bien Daniel Bristois. Le journaliste a eu vent de l'affaire par un ancien contact, actuellement en Terre Sainte. Le Comte des Courants d'airs, comme il se plaît à l'appeler : François de Marcaurd possède un don inédit pour ne jamais se trouver où on l'attend. Son appel était rapide, dans la matinée :
- L'affaire Descours, vous êtes dessus à Fenêtre ?
- C'est moi qui gère les faits divers, donc je peux répondre oui, si il y a du neuf on sera dessus.
- Votre journal est une parution du jeudi ?
- Effectivement.
- Quelques rumeurs qui courent pour l'instant auprès de quelques initiés...
- Ça pourrait bientôt sortir ?
- Hélas.
- Pourquoi hélas ?
- Parce que je n'y crois pas. Écoutez, mon neveu est sur place. Il a les clés du presbytère dans une heure. Vous pourrez fouiller autant que vous voulez...
- Ce n'est pas très orthodoxe.
- Et bien, rien ne vous oblige à divulguer vos sources...

Le ciel tend à se couvrir. Erwan quitte la sœur sans regret et s'arrache à l'aumônerie. Non, il n'a pas encore trouvé d'emploi, non, il ne sait pas encore ce qu'il compte faire de sa vie, oui, avec la crise n'est-ce pas, ce n'est pas facile tout les jours. Mais quelles sont ces rumeurs dont le journaliste lui parlait ? Rumeurs de quoi ? Ludovic ne répond pas, Sophie non plus, évidemment. Sophie qui ne le fréquente que contrainte et forcée, depuis décembre. L'enterrement de Daniel apparaît maintenant comme une oasis au milieu du désert... Une trêve entre deux guerres, le silence entre deux respirations. La vie ne les a pas repris, les abandonnant dans une torpeur moite faite de CV, de lettres de motivation, d'attente. Certains jours, il ne sortait plus que pour aller à la messe. Les murs de pierre de sa cellule le hantent. Et la présence absente de Sophie est comme le miroir de son âme. Mais qu'a t-il fait pour que tout aille aussi mal ? Il marche sans réfléchir dans les rues de la ville, atteint la Place de la République sans même s'en rendre compte.


- Vous êtes Erwan de Marcaurd ?

On vient de lui taper sur l'épaule. Il sort les mains de son sweat :
- Ouaip. C'est vous, le journaliste ?
- Daniel Bristois, hebdomadaire Fenêtre, rubrique faits divers, à votre service.

Le journaliste porte ses trente ans avec l'aplomb propre à sa race et l'orgueil de celui qui a passé la période difficile. Mince, châtain, mal rasé, bien habillé, taille moyenne ; Erwan le dépasse d'une demi-tête.
- Je me rappelle vous avoir rencontré à la conférence de presse, à l'arrivée de votre amie Sophie.
Il fallait qu'il remette ça sur le tapis.
- Il y avait beaucoup de monde. On y va ?
- Vous êtes venus à pied ?
- Chômeur. Pas de voiture.
- Très bien, je vous emmène. Indiquez-moi seulement le chemin...

Daniel Bristois sifflote gaiement au volant, jetant quelques coups d'œil de temps en temps à son voisin. Pas loquace, le jeune homme, songe-t-il. On dirait presque qu'il se fait suer... Et la référence à la malheureuse affaire de Noël n'arrange rien. Tant pis, il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur, et Daniel sait y faire.

Un cyprès jette son ombre sur le mur. Daniel trouve avec surprise un jeune olivier aux côtés d'un vieux cèdre, dans le tout petit jardin du presbytère. Erwan déverrouille la baie vitrée, qui donne directement dans la bibliothèque. Deux murs consacrés à des étagères poussiéreuses, chargées de livres, une cheminée, une commode, une antique armoire et une table au centre : l'Abbé Descours y passait des journées, à recevoir ou à étudier. Erwan s'est arrêté sur le seuil, et n'ose troubler le calme de la pièce. Personne n'est entré, depuis le drame. Une tasse de thé froid attend un buveur qui l'a oubliée là, et n'est jamais revenu y tremper ses lèvres. Il écrivait une lettre : le stylo plume attend, lui aussi, la main de son maître. Le feu est éteint, qui était toujours allumé. Il fait froid. On dirait que les pages des livres pleurent, et les moulures du haut plafond s'estompent déjà dans l'obscurité.
- On pourrait peut-être allumer ?
Daniel est passé devant Erwan, et cherche du regard un interrupteur. Erwan se secoue de sa léthargie, se dirige vers la cheminée, et d'un geste machinal craque une allumette. Une mèche s'enflamme, puis une deuxième ; il porte les bougies sur la table, puis entreprend d'allumer un feu, fourrageant parmi les cendres humides.
- Il n'y a pas l'électricité ?
- Si...
Erwan regarde la flammèche prendre vie, le papier lentement se consumer, le petit bois fumer, sans comprendre la portée de son geste. Les ombres reculent, et soudain disparaissent : Daniel a finalement trouvé l'interrupteur. Erwan lui jette un regard implorant, et le journaliste sourit.

- C'est qu'il y avait toujours un feu...

Pauvre explication... Erwan se reprend rapidement, pour effacer ce moment de trouble.
- S'il y a quelque chose à trouver, c'est ici. Il gardait tout ses papiers dans cette commode. Que cherchez-vous au juste ?
- Tu étais au courant qu'il connaissait Yohan ?
Erwan secoue la tête.
- Il le préparait à la profession de foi... Quand il avait 11 ans.
- Et alors ?
- Et alors, je n'en sais rien, moi. Mais apparemment, d'après le commissaire Varlin que je connais un peu, le gamin s'est mis à changer à partir de ce moment.

L'esprit d'Erwan fonctionne à toute vitesse. En un éclair, quelques pages d'actualité s'affiche dans sa tête, comme les images sur un téléviseur alors que la télécommande zappe de chaîne en chaîne. Les perquisitions à l'évêché, l'arrestation de trois prêtres, l'interview d'un psychiatre réputé, un procès à sensation, une campagne médiatique...
- Et donc, vous croyez que monsieur l'abbé est pédophile.
Erwan a mis tout le mépris qu'il pouvait dans sa voix. Ses yeux se chargent de lueurs électriques jaunes, alors que son visage dressé reflète l'ampoule de la lampe. Le journaliste ne s'est pas départi de son calme.
- Ce que je crois importe peu, jeune homme. Mais je suis journaliste. A la même heure, quelqu'un, dans une autre rédaction, arrive exactement à cette conclusion et mettra tout en œuvre pour que la réalité colle à l'actualité. Alors s'il y a quelque chose à découvrir dès maintenant, en bien comme en mal, je préfère prendre de l'avance. Et ne t'énerve pas comme ça : ton oncle ne nous aurait pas présenté si je n'étais pas quelqu'un de fiable.

Erwan a rendu les armes le premier, et les yeux baissés, dit d'un ton conciliateur :
- Bon alors... On s'y met ?

Bientôt la commode est vidée de ses étagères, et les jeunes gens s'affairent sur des masses de paperasses. La bibliothèque, pourtant de bonne taille, est inondée de feuilles volantes, de classeurs, de dossiers. Factures de téléphone, d'électricité, ordonnances médicales, lettres, fiches d'inscription, tracts... on trouve même une collection de Spirou datant des années soixante, et un exemplaire de Tintin au Congo d'un autre âge. Erwan a laissé les lettres de côté, ne pouvant se résoudre à transgresser cette ultime frontière.
- Tu sais, s'il y a quelque chose à trouver, c'est probablement là-dedans.
- Mais je ne peux tout de même pas lire son courrier !
- Je te rappelle qu'il est mort.
- Et alors ?
Indignation suprême du fils, devant la dépouille d'un père qu'on voudrait livrer aux vautours.
- Si ce n'est pas toi qui lit son courrier, ça sera un autre.
- Et alors ?
Et alors, il ne peut s'y résoudre. Et pourtant sa main se tend vers la pile, saisit la première enveloppe, réveillant de ses doigts le papier qui dort depuis des mois. Il n'a pas prêté attention à l'écriture. Presque contre son gré, il tire la feuille blanche ; il a le sentiment de violer une sépulture, de déchirer un linceul. Il ne peut commencer par le début, se refusant à pénétrer dans l'intimité d'une âme.
- Je ne peux pas lire cette lettre.
Le journaliste relève la tête, presque énervé par ce garçon trop sensible.
- Quoi encore ?
- Lis-là si tu veux. Moi je ne peux pas, c'est une amie qui l'a écrite. Et à mon avis, il n'y a aucun secret dedans qui intéresse la justice.
- C'est bon, donne.
Daniel ne peut refréner un sourire en lisant la signature : tiens donc, la fameuse Sophie.
- Elle date de quand, cette lettre ? Regarde le cachet de la poste.
- Il y a un peu plus d'un an... Juste avant notre départ pour Jérusalem. Tu vas pas la lire quand même ?
- Je vais me gêner peut-être.

Il a déplié la feuille à son tour, s'est perdu un instant dans les écritures. Très vite, il relève la tête, replaçant d'un mouvement machinal qu'on devine habituel la mèche qui lui tombe sur les yeux. Erwan le contemple avec l'avidité d'un fan d'X-Files sceptique devant une soucoupe volante qui aurait atterri dans son jardin. Daniel esquisse un sourire moqueur, mais repose la feuille.
- Tu as raison, je ne dois pas regarder ça.
Erwan, après un soupir, se remet à farfouiller dans le tiroir, à quatre pattes sur le plancher. Il n'empêche. Il n'est pas idiot. Il a bien remarqué que Daniel avait eu le temps de lire quelques phrases.

- Concentrons-nous sur les années où il a connu Yohan, OK ?

Daniel a évité le regard du jeune homme. Il ne voudrait pas que se lise sur son visage une trace de la culpabilité qu'il sent grandir en lui, comme un monstre naissant quelque part dans les entrailles et montant à l'assaut de la pensée.

Une heure a passé.

- Je crois que je tiens quelque chose...
- C'est quoi ?
- Une lettre de renvoi. C'est bizarre, non ? Je ne savais pas qu'il avait été renvoyé...
- Renvoyé d'où ? Quand ça ?
- Il y a six ans, justement, à la période qui nous intéresse. Il était l'aumônier du collège Saint Augustin, pas loin d'ici... Je savais qu'il l'avait quitté, mais c'est la première fois que j'entends parler d'un renvoi...

Daniel a bondi sur ses jambes et s'est accroupi près d'Erwan. Il tire la feuille vers lui, et tous les deux, ils lisent la lettre en même temps.

« Monsieur l'Abbé,

Suite à un entretien avec l'équipe enseignante, je vous confirme par la présente que votre service d'aumônier prendra fin au terme de l'année scolaire.

Le directeur, Geoffroy Sentignac »


- Et c'est tout ?

Erwan lève un regard désolé vers Daniel, mais celui-ci ne le regarde pas.
- Au moins, maintenant, nous savons à qui demander des renseignements...
- Geoffroy Sentignac ?
Une claque sur le dos, un sourire et Daniel se relève.
- Bon boulot.
- Bon boulot ? Je ne trouve pas, moi. On n'a rien trouvé qui l'innocente, au contraire... C'est bizarre, ce licenciement, ça pourrait se retourner contre lui !

Erwan, encore accroupi, lève un regard implorant, perdu, vers le journaliste.
- Le principal dans le journalisme, mon gars, c'est d'avancer plus vite que les autres. On va regarder encore ce qui se trouve dans ce dossier et puis on pliera bagage.
- Il y a tout les courriers du collège... et une lettre personnelle.
- Ok, alors on l'embarque et on quitte le navire !

Les braises ne jettent plus que quelques lueurs vacillantes sur le plancher. La pièce est totalement obscure : une nuit glauque est tombée sur la ville. Les deux jeunes hommes n'ont pas vu l'au-revoir du soleil, par delà la mer de nuage, alors qu'il jetait ses derniers rayons au-dessus de la ligne d'horizon. Un au-revoir qui ressemble à un adieu : les nuages sont tombés sur la ville comme une pierre tombale recouvre un cercueil.

*

Erwan regarde tristement le dossier chapardé, et Daniel, au volant, hésite quelques temps avant de prendre la parole : il a conscience que le jeune homme est ailleurs.
- Et maintenant, qu'est ce que tu fais ?
- Je cherche du boulot...
- Dans quel secteur ?
- Un peu partout. Attaché, lobbying, journalisme...
- Tu te cherches, quoi.
- En fait... Je ne sais pas trop ce que je dois faire de ma vie.
- Ah.
Au point mort, Daniel guette le feu, la main sur le levier de vitesse ; Erwan, lui, vient de remarquer une toute petite croix accrochée par un mince fil au rétroviseur. Allons, ce journaliste n'est pas un mauvais bougre. Il sortira peut-être des fleurs du mal... qui sait.
- Le côté positif de ce que tu dis, c'est que tu t'inquiètes de ce que tu dois faire, et non de ce que tu aimerais faire.
- Mmm...
- Mais tu vois, la question mérite d'être posée quand même.
- Je ne sais pas, j'aime faire trop de choses... J'ai toujours l'impression que Dieu m'attend au tournant, mais quel tournant, ça je l'ignore.
- Un écrivain célèbre a un jour fait dire à un de ces personnages : « tout ce que nous avons à décider, c'est que faire du temps qui nous est imparti ».
- Tolkien...
- N'attend pas d'arriver au tournant pour vivre. On attend déjà neuf mois dans le ventre de sa mère, c'est peut-être suffisant, tu ne crois pas ?

Le feu passe au vert.

- Tiens, si tu veux, tu prendras la lettre personnelle et je garde le reste du dossier. Elle vient de qui, cette lettre ?

Erwan jette un regard dans le lourd dossier posé sur ses genoux.

- A personne. Elle n'est même pas timbrée. Il ne l''a jamais envoyée... Dis, tu as lu une partie de la lettre de Sophie, tout à l'heure.
- J'ai eu tort. C'était par curiosité.
- Un coup d'œil dans le rétroviseur.
- Je ne suis pas journaliste pour rien.
- Et alors ? Qu'est ce qui t'as dissuadé ?
- J'aurais préféré ne pas la lire, c'est tout. Et il ne m'appartient pas de t'apprendre ce que j'y ai lu.

Les lettres dansent sous les paupières de Daniel, et il ne peut les chasser de son esprit. Elles reviennent, inlassablement, accusateur au tribunal de sa conscience : « Car plus je l'aime, Père, et plus c'est le Christ que je voudrais suivre ; et c'est à la fois une grande douleur et une grande joie. »

 

Il a le sentiment d'avoir comme profané un secret confessionnel.

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