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05/08/2011

La Semaine Sainte (10/10)

Premier chapitre
Chapitre deux
Chapitre trois
Chapitre quatre
Chapitre cinq
Chapitre six
Chapitre sept
Chapitre huit
Chapitre neuf

Comme une flamme légère dans une cathédrale, un filet d'encens vient planer au-dessus des têtes baissées, joyeux, révélant un rayon de la lumière du soleil à travers un vitrail... et il monte, il monte, il monte maintenant, blanc et léger, et il danse en montant, sans honte aucune, alors que tous se sont agenouillés... Libre et heureux, sans entrave, se donnant tout entier à son Créateur. Ce n'est pas un miserere ; c'est un alléluia. Car je le crois, Bachar est ressuscité, comme avant lui le Christ est ressuscité, alléluia, alléluia !

Dimanche de Pâques. Alléluia, alléluia, le Christ est ressuscité ! La semaine sainte est venue, la semaine sainte est passée. La haine est restée. Mais il y a comme un brin d'herbe qui renaît dans le désert de son cœur. Et ce brin pousse, nourrit par l'étrange souvenir de ces jeunes gens qui sont venus le voir à l'hôpital, après son accident. Car il n'arrive pas à y songer autrement que comme un accident. Il n'a pas voulu mourir. Est-ce qu'il a vraiment voulu tuer, d'ailleurs ? Oui, il le voulait, de tout son cœur. Il détestait le prêtre. Il les déteste tous. Il faut bien que quelqu'un paie... Il fallait bien que quelqu'un meurt ! Et pourtant, les mots du jeune homme étaient comme l'eau bouillonnante d'un torrent de montagne, descendant de ces lacs lointains entourés par les glaces, pour désaltérer la terre sèche de l'été. « Il est mort en te pardonnant. Je ne sais pas pour quel coupable il payait, mais à nous au moins, tu peux dire la vérité. Parce que nous te pardonnons aussi. Mais nous ne te croirons jamais... »

Parfois il a serré les dents : le prêtre n'a rien empêché. Pire encore, il est parti, il a déserté. Il n'est pas différent de tous ceux dont on a parlé. A quoi s'attendre d'autre, aussi, quand on voit ce que cette espèce peut produire ?

Et puis d'autres jours, il prenait sa tête entre ses mains. Lui-même, qu'a-t-il fait ? S'il avait parlé à l'époque... Il aurait suffit d'un mot... Les adultes ne peuvent parfois tout deviner. Devait-il empêcher ces jeunes de croire en quelqu'un au prétexte que lui ne croyait plus en personne ? Et s'il voulait être entendu, une fois, dans sa pauvre existence, ne devait-il pas essayer de dire... ?

Une fois, dans sa pauvre existence...

Et finalement, dans un de ces moments de faiblesse, il a écrit cette lettre ; et elle était partie avant qu'il aie eu le temps de changer d'avis.

*

Elle court. Elle franchit les flaques d'eau d'une enjambée, elle grille les feux, se faufile entre les voitures, dans la matinée radieuse qui chasse les nuages de la semaine. L'orage a éclaté, l'orage est passé. Son sac en bandoulière lui bat les jambes. Elle n'a pas même pris le temps d'enfiler une veste en sortant... Les mots dansent devant ses yeux :

« Peut-être qu'il n'était pas au courant... »

Elle manque s'étaler en montant un escalier encaissé entre deux maisons, saute par-dessus une crotte de chien, se raccroche à un grillage, reprend son souffle.

« Après tout, je ne lui ai jamais rien dit ».

Elle lève les yeux au ciel et sourit en voyant les nuages s'éloigner. Un frisson de vent fait tomber des gouttes des feuilles... Elle reprend sa course, sans s'arrêter, elle traverse sans regarder, évite un vélo de justesse.

« Peut-être qu'ils l'ont renvoyé pour que je ne lui parle pas... »

Elle arrive dans sa rue, elle remarque que la voiture est encore là : il n'est pas encore parti ! Elle a presque envie de chanter. Elle appuie frénétiquement sur la sonnette...

« Ça me semblait juste que ce soit un prêtre qui paie, surtout lui qui aurait pu... »

Des pas se rapproche dans le couloir, on tourne une clé.

« Mais pour vous, et à cause de ce que vous m'avez dit, je veux bien l'écrire. »

Erwan est sur le pas de sa porte, surpris mais heureux.

« Il ne m'a jamais touché. Je ne lui en ai même jamais parlé... »

Il n'a pas le temps de saluer que déjà Sophie lui a saisi le bras et lui tend la lettre.

A son tour, il la lit, et c'est comme si le poids de la semaine disparaissait soudain, et son souffle est plus léger, et la température est plus chaude, et le printemps est soudain plus présent.

« Je sais, ça peut sembler injuste, mais il fallait bien que quelqu'un paie, vous comprenez ? Et l'autre était mort, l'autre était hors d'atteinte... Il fallait que le sang coule en réparation. »

- Je le savais... On le savait ! Le coupable, c'est l'autre, le prof... Trucmachin !
- Trindemart... Oui, on le savait... Mais c'est écrit ! Tout le monde le saura !

Erwan s'est mit à rire, goguenard, et a retiré la main que Sophie avait oublié sur son bras.
- Tu crois vraiment que le monde a quelque chose à en faire ?
La jeune fille reprend son souffle et se calme. Pourquoi faut-il qu'il gâche toujours tout ? Mais Erwan la secoue gentiment :
- Nous serons au courant, et nous pourrons informer tout ceux que ça intéresse. Ne t'inquiètes pas... D'ailleurs, je vais commencer par appeler Christian Barrier, l'avocat de Yohan. Mais contre la mauvaise foi, il n'y a rien à tenter. Ce n'est pas grave... Il en a toujours été ainsi. Tu veux rentrer un instant ?

-
A quelle heure est ton vol ?
-
Je pars pour l'aéroport dans dix minutes, mais je suis prêt. J'ai vu Jean et les jumeaux ce matin, et j'étais déçu de ne pas t'avoir dit au revoir... Alors, tu rentres ?

La chambre d'Erwan est presque vide. Plus qu'un lit sans draps, un bureau sans feuilles, une étagère sans livres. Sophie ne sait plus quoi dire à présent, l'angoisse l'étreint de nouveau, et une étrange tristesse qui n'est pas de mise. Le printemps n'est-il pas revenu ? Erwan descend son dernier sac, le glisse dans le coffre. Sa maman est déjà au volant, et sourit avec nostalgie à Sophie.
-
On ne vous a pas beaucoup vu, cet hiver...
Elle ne sait pas quoi répondre. Erwan est sur le point de monter, à son tour. Allons, il ne part que pour deux mois, ce n'est pas si long, et Rome ce n'est pas si loin...

-
Merci... Pour la lettre.
Elle hoche la tête, incapable de réaliser ce qu'il vient de dire, ce qui se passe. Un combat inédit se joue dans son âme, quelque chose qui grandit en elle, qui lui prend la gorge, lui fixe son regard, et un poing d'acier sert soudain son cœur à le faire saigner. Le feu qui couvait sous la braise a soudain saisi une brindille, et pendant une minute, on pourrait croire que le vent va l'éteindre à nouveau. Erwan l'observe un instant, renonce à obtenir plus qu'un vague hochement de tête. Son oncle et ses idées ! Il pose sa veste dans la voiture, s'apprête à s'asseoir.

Il s'en va.

Et au moment de claquer la portière, elle le rappelle. Il sort, nonchalant, et lui demande dans un sourire :
-
Tu as oublié quelque chose ?
Elle ouvre la bouche, paniquée, et soudain la flamme atteint l'arbre, et le bois part tout à coup dans un grand craquement, et malgré cette fumée qui fait pleurer les yeux, la nuit s'éclaire soudain, enfin, et les ombres reculent. Et malgré la douleur fraîche éclose en son cœur, c'est presque en souriant qu'elle demande à son tour :

- Quand te reverrais-je ?

*

Un jour, dans quelques années d'études, de labeurs et de luttes, Jean recevra une lettre d'affectation qui le laissera songeur et silencieux. Son regard couleur du ciel d'altitude glissera par une fenêtre, plus rêveur, mais plein de joie et d'humour, vers la colline de la Tisse ou sourit Notre Dame. Alors il prendra son téléphone, et Erwan parlera à son tour à son oncle.

Et le Comte, sentant ses forces décliner, ouvrira les portes du Domaine à Sophie et Erwan, ainsi qu'il avait toujours pensé le faire. Ils hériteront du château, du parc, et de la petite chapelle cachée au fond, entre les roses et les lauriers.

Ce jour là, ils monteront à Notre Dame de la Tisse, et le vieux baroudeur les rassemblera tous dans la sacristie. Le prêtre et le couple, les amis d'autrefois, les enfants de Dieu. Il ouvrira pour eux la porte du placard, et dévoilera à nouveau l'entrée du passage. Ainsi ils comprendront enfin ce qui unissait le baroudeur et le curé, ce lien indéfectible qui toujours se transmet, une flamme qui jamais ne s'est éteinte.

Et ils plongeront, chacun leur tour, dans les profondeurs obscures de la colline. Le sol de sable sec, le bruit d'une eau courante, tout cela ils l'entendront, comme tant d'autres avant eux. Eux aussi passeront devant l'ancien autel blanc, eux aussi méditeront sur les restes des premiers chrétiens, leur prédécesseurs, leur pères. Ils toucheront du doigt les peintures rupestres, craindront de ne plus jamais revoir la lumière du jour et buteront contre les aspérités de la roche. Ils se demanderont ici quel est le sens de leur vie, mais ils savent déjà vers quel horizon elle doit tendre.

Et comme tant d'autres, ils sortiront enfin du tombeau pour ouvrir des yeux clignotants sur la verdure du parc, le cèdre et l'olivier, les lauriers et les roses, et un rayon du soleil qui dansera pour eux.

 

 

***

 

Cher lecteur, chère lectrice,

Je ne serais guère présente sur internet pour les trois semaines à venir, pour cause de JMJ, ce qui ne surprendra personne. Néanmoins, je vous encourage à me laisser vos questions sur les zones d'ombre que ce récit laisse, sur ce qui a pu vous choquer ou vous émouvoir.

Il reste tant de choses à dire en effet, tant d'âmes à sonder, tant d'aventures à vivre. Mais il me serait douloureux d'écrire encore si Casque-Granit n'est plus là pour habiter ces lignes. Ce récit laisse un goût amer sur la langue, et pourtant, je l'ai voulu plein d'espérance. Il parle de ce que des jeunes gens de notre pays sont appelés à vivre, en ce moment même. Des jeunes gens que je connais, et que vous avez peut-être croisé un jour.

Des jeunes gens qui construisent un Royaume, qui est aussi le notre... Et c'est pourquoi il me semblait intéressant de vous faire part de cette histoire.

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03/08/2011

La Semaine Sainte (9/10)

Premier chapitre
Chapitre deux
Chapitre trois
Chapitre quatre
Chapitre cinq
Chapitre six
Chapitre sept
Chapitre huit

Rien de ce que j'ai vu dans la presse ne peut redire ce qui s'est réellement passé ce jour-là. Ce regard de Bachar, je le verrais toujours. « Donnons notre vie pour Lui, mon frère ! » Vous ne voyez qu'un drame anonyme, un miserere sans âme, là où nous chantons l'espérance. Car s'est glissée dans la musique la joyeuse mélancolie d'un saxophone solitaire, un oiseau qui chante dans une ruine de pierre, un sourire dans un visage brouillé de larmes. Heureux ceux qui pleurent, en vérité, heureux dès maintenant !

Samedi Saint. Maintenant. Un temps suspendu entre un hier et un demain qui ne veut pas venir. Il fait lourd. Comme si le temps s'était arrêté. Le dossier Trindemart est étalé sur le bureau de Daniel ; mais celui-ci ne parvient pas à travailler. Et puis à quoi bon, de toute façon. Erwan lui a rapporté les propos de l'avocat. Il traîne sur facebook, s'étend sur son lit un instant. Dehors, les nuages font barrage à la lumière. La sonnette le réveille ; il n'a pas senti qu'il s'endormait.

Coup de vent chez les Marcaurd, bruits de voix dans l'entrée. Erwan prête une oreille distraite puis replonge dans sa morosité, allongé sur son lit, les lampes éteintes dans le jour glauque.
- Erwan !
Il se lève sans enthousiasme et descend un étage...
- Oncle François !
Le Comte des Courants d'Air se prend une tornade dans l'estomac.
- Et bien, et bien mon gars !
- Mais vous étiez où ?
- Quelque part où on avait besoin de moi, tu peux me croire !
- Mais ici... c'était un vrai cauchemar. On a fait ce qu'on a pu, mais sans vous...
- Vous avez très bien fait. Je reviens de chez Daniel Bristois, nous avons longuement discuté. On peut s'asseoir quelque part ?

Dans son soulagement à le voir, Erwan a oublié que l'oncle revenait de voyage, qu'il était sans doute fatigué. La maman leur abandonne le salon.
- Ne finissez pas le whisky...

Voilà François de Marcaurd prenant ses aises sur le canapé. Il a les yeux cernés, remarque Erwan, et l'air soucieux. Son visage est marqué par la tristesse, et il a l'air plus vieux soudain. Mais c'est avec le sourire qu'il se redresse et prend son verre.
- Alors, il paraît qu'on t'a offert un travail ?
- Oui. Pas forcément bien payé, mais c'est plutôt un bon début.
- Tu vas chercher un appartement en ville alors ?
- Je ne sais pas, je n'y ai vraiment pas pensé. Et puis, laisser maman toute seule...
- Oui oui, c'est ça, et tu vas te marier avec elle aussi.
Ils rient tous les deux, heureux de se retrouver, heureux de parler d'avenir, de boulot, de ces banalités si importantes.
- Et en parlant de mariage... rien de neuf, de ce côté ?
- Oncle François contemple son verre d'un air faussement méditatif et observe son neveu à la sauvette, moitié curieux, moitié goguenard. Lequel neveu s'étonne franchement.
- C'est ça ! Et avec qui ?
- Bah, tu ne me feras pas croire qu'il n'y a aucune candidate.
- Et c'est vous qui allez me donner des leçons, peut-être ? Non, je ne vois pas.
- Ah ouais ? J'ai entendu dire que la petite Sophie, là...
- Elle m'a fait la gueule pendant des semaines !
- Mets-toi à sa place ! Tu es retenu en otage neuf mois, et à ton retour tu l'ignores tout simplement... Elle a du en baver la petite ! Enfin ceci dit, je me fais peut-être un film.
- Mais de votre part tout de même, c'est assez gonflé de me donner des leçons !
- Voyons Erwan, tu m'imagines traîner femme et enfants dans mes bagages ?
Mais son sourire goguenard n'a pu dissimuler un voile de tristesse dans son regard.

Il s'écoule encore un délicieux moment, pendant lequel ni l'un ni l'autre n'ose rappeler la terrible semaine. François repose le verre avec peut-être un peu trop de vigueur, se frotte les yeux, prend sa respiration et lâche :
- J'héberge un prêtre de passage, un ami. La chapelle sera ouverte, et j'ai obtenu l'autorisation d'y faire dire la messe cette nuit. Naturellement, c'est ouvert à tous, et j'en ai fait la publicité. Mais je me disais que tu apprécierais peut-être un peu de simplicité, au milieu de visages connus. J'ai invité Daniel Bristois également. Vos amis sont les bienvenus. Ah, et il y aura Sylvie Audimat. Ta mère m'a confirmé sa présence avant que tu n'arrives. Il y aura aussi Estelle, une femme que je loge actuellement, avec son bébé. Il est né le jour de la mort de Daniel, figure-toi, et il s'appelle Daniel, lui aussi. Il est également mon filleul, un point commun avec toi. Viviane Descours ne m'a pas encore répondu, mais je compte sur sa présence.
- Oui, c'est la première année qu'il n'y aura rien à Notre Dame de la Tisse.
- C'est une chance que je sois revenu. Elle a été une mère pour moi. Et Raymond un frère.
Un ange est passé. Erwan finit son verre. François croise les mains sur ses genoux, distrait par un courant d'air qui joue dans les tentures.
- Je regrette, tu sais... Je regrette infiniment de ne pas avoir été là.

*

Les lauriers ne perdent jamais leurs feuilles, et les rosiers bourgeonnent déjà. On trouve près de la chapelle un jeune cèdre et un jeune olivier, frères des arbres du presbytère. La chapelle n'avait plus servie depuis plusieurs mois. Les jeunes gens ont chassé les araignées, redoré les cuivres, passé un coup de balais. Ils ont coupé du bois aussi, et préparé le bûcher. Il y a des voisins qui sont venus. On ne parle pas des événements de la semaine ; on se sert les coudes, à l'abri du domaine, entre amis, entre frères. Viviane est entourée de prévenance. Le vent a dispersé les nuages, le ciel est clair ; la nuit sera pleine d'étoiles.

Sophie s'acharne maintenant sur le bûcher. Un souffle d'air plus froid éteint la flamme à peine prise, le feu meurt doucement. Sophie soupire, se penche, tend la main ; une feuille de journal frôle l'allumette, elle crépite, et s'embrase à nouveau. Mais le temps qu'elle la glisse dans le bois, un autre courant d'air a éteint à nouveau la flamme.
- Attend...
Erwan est arrivé à la rescousse. Ils s'accroupissent tous les deux, il lui tend une feuille, elle craque à nouveau une allumette. Le papier part, il le glisse sous les brindilles et enfin, un doux crépitement monte du bûcher.
- Daniel m'a offert un poste.
- C'est génial ! A Fenêtre ?
- Non. C'est pour un site internet qui va être lancé demain. Il gardait le secret jusqu'à présent. Mais c'est un projet sérieux, sinon il ne démissionnerait pas de Fenêtre...
- Daniel démissionne de Fenêtre ?
- Et avec plaisir, je crois. Il récupère un CDI, mais il sera moins bien payé.
- Et toi ?
- CDD reconductible, avec de très bonnes perspectives. Seulement, je dois partir deux mois en Italie. Ils veulent que je prépare plusieurs dossiers sur des affaires en cours au Vatican. Je parle italien, et tu comprends, avec les contacts de mon oncle...
- Oui, bien-sûr.
- J'ai un avion demain soir.
- Ah.
- Mais j'y penses, pourquoi tu ne postulerais pas à Fenêtre ? Il paraît qu'ils ont plusieurs départs un peu imprévus ce mois-ci... Daniel est resté en très bon terme avec eux, il pourrait te pistonner ?
- Je ne sais pas... J'ai trouvé un boulot de comm dans une librairie. Ça me plairait aussi. Dis donc, j'ai appris que Viviane Descours venait ce soir. J'ignorais qu'ils étaient si liés !
- D'après ce que j'ai compris, oncle François et l'abbé Descours étaient des amis d'enfance.
- Ah ! Mais euh...
- A quoi penses-tu ?
- Il a dû connaître Clémence alors.
- Clémence ? Oncle François a été fiancé à une Clémence. J'ai entendu les parents en parler un jour. Je ne sais pas pourquoi ils ne se sont pas mariés... En tout cas, il ne m'en a jamais touché un mot.

Mais les gens commencent à arriver ; et la conversation prend fin. Dans la nuit limpide, leurs prières s'envolent loin de la triste semaine. Erwan songe à un cèdre ; Jean, à un olivier. Tout s'endort et tout attend ; le feu veille, mais la nature a retenu son souffle. Où êtes-vous, pères des orphelins, et vous, compagnons du passé, Casque-Granit au cœur tendre et à la voix sûre, Cœur-Ailé au visage sombre et à l'âme pure ? Erwan pense à Daniel, qui avait choisi de partir avant ton premier grand camp, Sophie à Sœur Rachidé... peut-elle les voir en cette nuit ? Et François de Marcaurd à cette jeune femme qui, un premier juillet, jour d'ordination, dans un train de banlieue... A qui demander pardon, lorsqu'on est innocent ? Le sang des martyrs n'en finit pas d'abreuver la terre. Ici, les lauriers et les roses. Là-bas, le cèdre et l'olivier. Et les arbres étendent leurs branches de bois comme un homme ouvre ses bras.

 

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01/08/2011

La Semaine Sainte (8/10)

Premier chapitre
Chapitre deux
Chapitre trois
Chapitre quatre
Chapitre cinq
Chapitre six
Chapitre sept

Dans le rite syriaque, comme dans tous les rites catholiques et orthodoxes, la liturgie de la Messe se fait en deux parties : celle de la parole et celle du sacrifice. Quand je revis cette scène, c'est la Passion du Seigneur que je vois. Ce jour-là, le Sacrifice de la Messe était sanglant. Tout ce sang, et ces corps, on ne les a pas montrés. Vous croyez que nous avons l'habitude de mourir ; vous ignorez que chez nous, quand un frère est blessé, c'est nous tous qui souffrons avec lui. J'ai survécu. J'aurais envie de dire, hélas.

Vendredi Saint.
- Hélas, Trindemart, il n'en a pas parlé.
Il est huit heure, et ils sont six autour de la grande table de l'aumônerie déserte. Le café sera bientôt prêt. Daniel a rejoint le club, avec la bénédiction de Ludovic, puisque tout s'est bien terminé au final. Le journaliste se fout bien des états d'âme de Ludo, de Jean ou de qui que ce soit. Il pourchasse un fantôme, celui de Jacques Trindemart, et celui-ci lui échappe sans cesse.
- Vous avez oublié de lui poser la question, je parie !
- Même pas ! Tu nous prends pour qui ?
- Pour des jeunes cons.
- Bah merci !
- Des jeunes cons dont on fera quelque chose, le jour où ils comprendront que parfois, le Saint Esprit fait pas tout le boulot non plus...

Les jeunes cons ricanent. Anne ne décolère pas ; ils l'ont laissée derrière !
- Bon, alors, Trindemart ?
- Que dalle. Il n'avait déjà pas l'air à son aise...
- … tout ce qu'on a pu lui arracher, c'est « qu'est ce que j'en ai à foutre », quand on lui a dit que madame Descours lui pardonnait.
- … il s'est mis à pleurer alors qu'on abordait le chapitre Trindemart.
- Attendez, attendez... il s'est mis à pleurer quand vous lui avez parlé de Trindemart, ou parce que vous lui en parliez ?
Coups d'œil dubitatifs, haussements d'épaules. Où veut-il en venir ?
- J'ai rencontré une surveillante de l'époque. Elle souhaite garder l'anonymat, mais elle m'a donné un détail intéressant.
Le journaliste savoure l'effet que va produire sa révélation. Il fait le tour des visages tournés vers lui, se lève et sert le café, retourne chercher le sucre. Les battements d'ailes que vous entendez, ce n'est pas un ange, c'est une compagnie entière. Daniel porte la tasse à ses lèvres, avale une gorgée, se retient de grimacer (le breuvage était trop chaud, bien-sûr). Il se recoiffe. Erwan pianote d'un air menaçant. Jean et Sophie échangent un regard consterné. Ludo fait mine de se rendormir – il a fait nuit blanche, garde agitée – et Anne se racle bruyamment la gorge.
- Qu'est ce que je disais ? Ah oui. C'est ce Trindemart qui a fait pression pour que le Père Descours soit viré. Mais il ne lui a pas survécu longtemps : un an plus tard, il démissionnait.
- Qu'est ce que ça prouve ?
- Rien. Mais il est bien lié à cette affaire... Et je vais même vous dire un truc, les jeunes : ce Trindemart, il est mort le 5 avril, voilà même pas un mois. Vous savez ce que j'en pense ?
- Non, mais tu vas nous le dire.
- Je pense que c'est sa mort qui a tout déclenché. Yohan avait un avis de décès découpé dans le journal sur la moquette de sa chambre ! Tout se tient !
- Et rien ne se tient.

Depuis 9h, l'attroupement ne cesse de grossir sur la colline de la Tisse. Jérémiah Varlin ne décolère pas. Il était venu pour dévoiler les mobiles d'un gamin assassin. Le voilà réduit à assurer la sécurité d'un enterrement. Une bande de quinquagénaires discute avec des jeunes anarchistes ; les hommes ont tous les cheveux plus longs que les femmes, à moins que ce ne soit l'inverse. Marrant. Que peut-on y faire, ils ont bien le droit d'être là. Voilà une compagnie de chèches et de bateaux. Les oreilles bien dégagées s'il vous plaît. Et que ça se regarde en chien de faïence, et que ça se tourne autour... dans sa camionnette, Jérémiah Varlin se sent comme un marin enfermé dans la Sainte Barbe au moment où le bateau prend feu. Une étincelle et boum ! Voilà des gros bras en jeans et blouson de cuir, le cheveux ras. Évidemment, certains ne perdent pas une occasion de faire le coup de poing. Pendant ce temps, les enfants doivent manger à la cantine. Madame Varlin n'a sûrement pas le temps de les récupérer à l'école entre midi et deux. Il avait posé une semaine de congés à Pâques, pourvu que... et merde, en voilà qui sortent des banderoles et un mégaphone. Le commissaire envoie quelques hommes pour leur parler.
- Cette manifestation n'a pas été autorisée... Je regrette, mais vous allez devoir quitter les lieux.
Et ça vocifère, et ça s'égosille... « Le travail de la justice ! » « Des excuses du Vatican ! » « Vous êtes des collabos ! » Varlin s'énerve, sort à son tour de la camionnette. Il est rapidement pris à partie par une jeune femme hystérique.
- Vous êtes à la solde d'un Pape nazi, commissaire !
- Je suis juif.
Voilà pour l'insulte. Il n'a pas le temps de se réjouir de sa réplique, d'ailleurs : les blousons de cuirs rappliquent l'air de rien et la bouche en cœur. Comme si on les avait sonnés ! Le commissaire murmure quelques mots doux à son micro cravate, des silhouettes en civil s'interposent avec douceur et fermeté. Si seulement la drache les avait découragés, tout ces blaireaux, mais non, même pas ! Il a de l'eau dans les chaussures et du pain sur la planche.

Quel métier de merde.

Mais voilà qu'une accalmie se profile à l'horizon ; le ciel soudain paraît plus clair. Une voiture noire est montée jusqu'à l'église ; un corbillard. Les policiers écartent la foule qui vocifère. Elle est discrète, droite, mais elle ne sourit pas sous son petit chapeau vert. Le commissaire l'a aperçue, il se dirige vers elle au milieu de la pagaille. Et soudain il la voit : petite forme frêle aux yeux secs, l'air absent, le regard perdu dans les lointains. La mère du condamné, pense t-il, avant de se rappeler qu'il est déjà mort. Il voudrait s'excuser. Il n'en a pas le temps, elle l'a devancé.
- Mon pauvre ami, je suis désolée pour ce dérangement... Je ne sais qui a communiqué l'heure de la cérémonie à la presse, vous déranger un tel jour. Et sous ce temps... Je vous prie de m'excuser.
Elle lui sert la main avec un gentil sourire. Interdit, il la regarde passer. Quelques jeunes gens la rejoignent et l'entourent. Allons, elle n'est pas seule...

Et la pluie continue de plus belle.

La Messe est interrompue trois fois par des militants. Il n'y a pas grand monde pour les faire taire ; d'abord parce que l'église est au trois quart vide, ensuite parce que même les présents hésitent à protester. Ils sont à vrai dire plus là par amitié pour Viviane que pour son fils, que bien souvent ils ne connaissaient pas. Les paroissiens ne se sont pas déplacés, ou peu. Et quand ils sont venus, c'est tout honteux, comme si leur geste était déplacé. Le commissaire, de guerre lasse, a finalement fait bloquer les entrées. C'est un vieux prêtre qui célèbre la Messe, et il n'est pas du coin. On l'a tiré de sa retraite, mais il est venu avec plaisir. Ray « Casque-Granit », il l'a vu grandir, il l'a enseigné, il l'a suivi de nombreuses années. Bien difficile de dire s'il le croit coupable. Ce ne serait pas le premier. On se souvient tous, ici, de cet évêque passé aux aveux voilà quelques temps. A son époque aussi, songe le vieux prêtre, on était plus sévère dans les admissions au séminaire. Et puis de son temps, les gens se tenaient mieux. Il y avait de la morale, dans la société. Maintenant tout part à vau-l'eau. Le Père Bernard contemple le monde de très loin, maintenant.

« Je n'ai pas beaucoup d'inspiration. Mais j'ai retrouvé une lettre hier soir, que je vais vous lire :

Offrir sa mort, c'est offrir sa vie. Et chacun de ces déchirements, à mesure que nous laissons derrière nous ces lieux, ces gens, cette personne que nous étions – et tout cela était pourtant bon – fait de notre vie un déchirement perpétuel qui nous mène à notre mort finale. Mais si nous avons su toujours associer la souffrance qui naissait de ces déchirements, aussi minimes soient-ils, à la mort du Christ pour le Salut du monde, combien plus facile il sera d'offrir notre vie toute entière, comme somme de tout ces dons, au jour de l'ultime déchirement. Et gardons confiance, l'expérience montre que chaque adieu ouvre à une nouvelle vie. Nous ne sommes pas fait pour rester immobile ; nous sommes itinérants, pèlerins, en partance. Et partir, c'est mourir un peu. Mais rester immobile, c'est une mort bien plus terrible que toute autre, car celle-ci ne s'ouvre sur aucune résurrection. »
Il tousse, ajuste ses lunettes et parcourt l'assemblée du regard.
« C'est un jeune prêtre qui m'a écrit ça, le jour même de son ordination. C'était un premier juillet. Ce n'est pas très rigolo, comme réflexion. Mais il me semble que c'est ce à quoi nous sommes appelés maintenant. Le Raymond que nous avons connu a été assassiné, et c'est une partie de notre existence qui est morte. Sachons offrir cette souffrance pour le Salut de l'âme de notre ami, pour la conversion de son assassin, et pour que tout ces pauvres gens dehors, qui réclament la justice, obtiennent un jour la paix. »

Quand ils sont sortis, la pluie ne tombait plus. Les nuages retenaient leurs larmes. On ne pleure pas un soldat que la balle a frappé dans le dos.

*

La porte boisée grince. Erwan se lève de sa petite chaise d'attente en bois, sert les dents, et pénètre dans l'antre de la bête. Il ne voit d'abord que l'homme assis derrière le bureau. Maître Christian Barrier, un mastodonte, un dinosaure du Barreau. Un mètre quatre vingt dix et cent dix kilos bien répartis. Mais il y a plus de dix ans que son genou lui a fait abandonner les pistes de ski et le court de tennis. Le cheveu court grisonnant, des cernes prononcées, le menton volontaire. Voilà le personnage : le bureau de chêne sombre paraît tout petit devant lui.
- Bonjour jeune homme. Que puis-je pour vous ?
- C'est vous qui nous avez contacté. Vous avez des informations à nous transmettre ?
- Disons... Mon client s'est livré sur beaucoup de points ; ce qu'il pense de Dieu, de l'Église, de l'école, de la société et de la musique metal. Je commence à bien comprendre sa psychologie. Il y a juste un détail sur lequel je n'arrive pas à mettre le doigt.
- Et c'est ?
- La raison pour laquelle il a tiré sur ce prêtre. A l'évidence, il s'agit de souvenirs qu'il n'aime pas évoquer
- Il est suivi par un psychiatre ?
- Oui, et j'espère vivement que ça donnera quelque chose. Pour le moment je ne suis pas très positif concernant l'issue du procès. Il a déclaré qu'il ne dirait rien contre personne, parce que « justice est faite ».
- Mais il pourrait bénéficier des circonstances atténuantes, si dans son enfance...
- Oui. Mais vu le profil, je ne crois pas que ça l'intéresse vraiment.
- Alors qu'est ce qu'il veut ?
- Bien malin qui saurait le dire ! Il est plongé dans une dépression profonde et tant qu'il n'en est pas sorti, je ne peux espérer grand chose.
- Et Jacques Trindemart ?
- Il est mort, hélas ! Sinon il pourrait me répondre. J'ai toute sa vie dans un dossier : marié, deux filles, professeur à Saint Augustin, il a présenté sa démission de lui-même, figurez-vous. Il est entré en politique comme on entre en religion, et s'est adonné à l'anticléricalisme, l'art contemporain et la lutte contre le racisme et l'homophobie. Curieux portrait, hein ! Et bien, je ne sais toujours pas ce qui le lie à mon client. Sur ce chapitre, Yohan est muet comme une tombe. Enfin je ne vais pas faire une croix dessus...
Erwan s'autorise un franc sourire. Christian Barrier est plus craint pour son humour douteux que pour ses plaidoiries enflammés. On sait en revanche que l'homme aime les énigmes et les pièces qu'il apporte lui-même à ses dossiers. Il regrette sans doute une carrière de détective privé. Et il raffole des journalistes : non par sympathie à leur égard, mais parce que l'expérience lui a enseigné l'usage que l'on peut tirer d'une campagne de presse savamment orchestrée. L'avocat sait s'improviser agent de communication à l'occasion. Ce n'est pourtant pas pour diffuser des informations qu'il a appelé un journaliste à la rescousse aujourd'hui.
- Naturellement, vous ne savez rien de ce Trindetruc ?
- J'en sais tout autant que vous.
- M'étonne pas. C'est Daniel qui m'a renseigné. Écoutez, si vous avez vent de quelque chose, informez-moi ! Vous savez que je vous rendrais la pareille.
- Et le diocèse ?
- Pffou ! Comme s'ils allaient être au courant de quelque chose !
- Mais ça s'est passé dans un collège privé rattaché au diocèse tout de même !
- Le Bon Dieu a tout vu, ses ministres ont fermé les yeux, voilà la morale de l'histoire. Il t'informe de tout ce qui se passe sur la planète, toi ? Dommage, ça serait arrangeant ! Allez, à la revoyure mon gars !

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