Test
Chapitre 1
Le plus difficile lorsqu'on décide de coucher sur le papier quelque roman tiré de notre imagination c'est d'écrire les premiers mots. Une fois cet exploit accompli, une fois surpassé le complexe de la page blanche, c'est facile.
Sophie le savait bien, elle qui connaissait mieux que personne le prix du renoncement.
- Je ne savais pas que tu étais si romantique, Sophie !
- Romantique ? Qu'est ce qui te fait dire ça sœur Danielle ?
La religieuse balaie de son bras la rangée de livres.
- Ondine, Enora, Jane Austen et J.K. Rowling... ma petite sœur adolescente a aussi ce genre de lecture.
La jeune fille ne relève pas la curiosité qui perce sous la remarque. C'est vrai, durant les neuf mois de service à l'orphelinat, elle s'est peu dévoilée. C'est même la première fois que sœur Danielle, qui est pourtant la personne la plus proche de ce qu'on pourrait appeler une amie, entre dans sa chambre pour discuter. Plus une cellule qu'une chambre, d'ailleurs. Il n'y a aucune photo aux murs, seuls quelques livres qui bataillent sur l'étagère courant au-dessus du lit. Une commode basse, sous la fenêtre, fait office à la fois de placard et de table de chevet. La pierre apparente reflète les éclats jaunes de l’ampoule. La chambre ne fait pas huit mètres carrés.
- Ça déménageait, quand j'étais plus jeune oui... La tempête, dehors et dedans. Mais ce n'était rien de bien important. Maintenant la mer est étale ! On oublie presque, à regarder chaque vague lécher le sable, que la marée monte... Ou descend.
- Oui je vois... On grandit.
- On grandit, et on va louper les infos !
- Sciences Po mal décantée ! Ça ne serait pas un crime...
- Alors que la guerre peut éclater d'un moment à l'autre ?
Les deux jeunes femmes descendent dans la salle commune qui jouxte le réfectoire. Les enfants sont couchés. Ne restent que les coopérants et les religieuses dans la grande pièce claire. La baie vitrée du réfectoire se prolonge sur la moitié du mur ouest. On voit la terrasse en dessous. Les cigales se sont tues sous les grands pins qui jettent leur ombre sur le Mur, tout proche, si proche, luisant sous la lune. Les oliviers reposent leurs lourdes branches millénaires, derrière des murets de pierre ; Jérusalem s'endort.
Elles entrent dans la pièce lambrissée. La télé parle, mais plus personne n'écoute. Tout le monde s'est tourné vers elle ; Jean prend la parole en premier.
« Tu veux une bonne nouvelle ?
- Dis toujours...
- Ton collègue, là... ton compatriote... Erwan de Marcaurd... Celui qui a été pris en otage dans le sud du Liban...
- Oui, je me souviens de lui.
- Il a été libéré ce matin !
Sophie reste impassible à l'annonce de la nouvelle. A peine un « ah » marquant son approbation.
- Il était de ta promo, non ?
- Oui. Dans ma section, d'ailleurs.
- Donc tu le connais ?
- Un peu. Les cathos ne sont pas si nombreux à Sciences Po. Il était plutôt du genre à s'afficher... enfin témoigner, je veux dire.
Les projecteurs éclairent le mur. Ils sont prêts, si prêts... Tous les jours ils voient roder des inconnus autour de l'orphelinat. On raconte des histoires de souterrains, d'égouts désaffectés, de trafiquants et de passeurs. Les vigiles se relaient à l'entrée. Big Brother a élu domicile dans l'allée menant au portail. Et puis il y a le terrain vague, derrière, avec les ruines de la chapelle, démolie par un tir de roquette voilà deux ans. On a ajouté des barbelés au-dessus du mur d’enceinte de la propriété des religieuses. Béthanie, plus loin c'est Bethléem. Sous la douce clarté de la lune, les collines ont l'air bien inoffensif de vieilles dames fatiguées par leur longue histoire. Doit-on craindre aussi les voisins immédiats, les arabes qui travaillent ici, les gosses qui tournent autour de la bâtisse, les enfants qu'on recueille, même ? Autant avoir peur de sa propre ombre ! Mais le mur est proche, si proche. Beaucoup trop proche.
Sophie est remontée dans sa chambre, l'esprit en feu. Pas de photo, ni lettres ni souvenirs. Allongée sur son lit, elle songe à l'apaisement que lui ont apporté ces neuf mois d'éloignement. La solitude est un bienfait, le silence un baume au cœur. Elle n'a jamais eu autant de plaisir à contempler le crucifix, unique ornement sur les pierres de l'austère cellule. La flamme soudainement ranimée par le vent se calme à nouveau, feu ardent jamais complètement éteint, mais totalement sous contrôle.
Jérusalem somnole, l'éclat vif d'une pupille alerte brille derrière des paupières semi-closes, persiennes toujours entrebâillées d'un esprit sur le qui-vive.
*
- Vous voulez une cigarette ?
- Merci, je n'ai jamais fumé.
- Vous voulez boire quelque chose ?
- On vous a demandé de vous soumettre au moindre de mes désirs ?
- Non. Mais bon, c'est normal d'être sympa avec un gars comme vous...
Erwan hoche la tête vaguement, en pensant à autre chose. Il a quitté depuis une heure l'hôpital Poriya, mais reste coincé à Tiberias. Il y a 12 heures encore, il se trouvait quelques 60 kilomètres plus haut, dans un no man's land qu'il est heureux de quitter. Il fait plus chaud ici que dans les montagnes du sud Liban. C'est vrai que le Lac est en-dessous du niveau de la mer ; la chaleur s'y accumule et pèse. Mais en ce mois de janvier, la douceur anormale est un bienfait sur la peau d'Erwan.
- Je crois qu'ils ne vont plus tarder. Ça ne vous dérange pas, d'être interrogé ?
- Est-ce que j'ai le choix ?
- Vous pouvez toujours ne pas répondre.
Erwan hausse les épaules. On lui a clairement fait comprendre qu'il est maintenant en dette auprès de Tsahal. Sa liberté ne sera effective qu'une fois la note payée ; mais il n'a pas pour autant l'intention de déclencher une nouvelle guerre.
- Et tu t'appelles comment ?
- Yoran.
- Tu fais ton service militaire ?
- Depuis six mois.
- Ça te plait ?
- Ouais... Au début je m'emmerdais, j'étais stationné à la frontière jordanienne. Plutôt tranquille. On voyait défiler les touristes et les businessmen arabes. J'ai fait comprendre que je voulais plus d'action. J'ai postulé pour cette unité d'élite. L'entraînement était corsé, et il faut rempiler pour trois ans dès signature du contrat, qu'on soit retenu dans l'unité ou pas, mais au moins je me sens vivre !
- C'est cool. J'espère pour toi que tu n'as pas eu affaire à des situations méchantes.
- Qu'est ce que tu entends pas là ?
Erwan regarde en face le jeune soldat pour la première fois. Séfarade, à n'en pas douter. Moins de 20 ans. Un peu vantard. Brun, bouclé, bronzé, pas trop grand, un air avenant et un sourire chaleureux. Un brave gosse, quoi. Un sourire amer flotte sur le visage d'Erwan, l'espace d'un instant, puis il redevient sérieux et distant à nouveau.
- La première fois qu'on a braqué sur moi une kalachnikov, il y a neuf mois, c'était un enfant de dix ans qui la tenait. J'étais accompagné d'un gars armé. A sa place, tu aurais tiré ?
- Je sais pas...
Le jeune soldat parle d'une voix blanche en contemplant ses pieds, sourcils froncés. Le sourire a fondu comme neige au soleil.
- Tu ferais mieux de te poser la question maintenant. Le gars dont je te parle a été descendu avant d'y avoir répondu.
*
Des grappes de lumière défilent sous l'aile. Ce n'est pas l'avion qui avance, c'est la Terre ; Erwan est suspendu par un fil au-dessus de la planète, et rien ne bouge autour de lui. Ce n'est pas lui qui s'en va, c'est le passé. Dans trois heures, il sera sur le tarmac, à guetter ses parents.
Il n'en a pas envie. Il voudrait rester dans ce cocon douillet du siège, à observer par le hublot le monde qui bouge sans lui. Il voudrait retourner contre les pierres millénaires, froides et humides, dans ce tombeau qui l'a retenu prisonnier pendant neuf mois. La souffrance, les privations, la solitude. Des démons à combattre. Des pièges à éviter. Dans les églises orientales, Saint George écrase le dragon. La souffrance, les privations, la solitude... Des compagnes de vie, de routine, d'habitude... On s'y fait tellement que l'espoir devient un mot vain dans ces jours sans lumière, sans attente, sans horizon. Entre ces quatre murs et la voute de pierre, comme le ciel d'un monde sans étoile. Et dehors, la sécheresse, la chaleur et le vent. Erwan ne craindra plus l'obscurité. Elle est devenue une amie rassurante. Comme la souffrance. Comme les privations. Et la solitude... Entre ces pierres qui le gardent, comme une mère garde son enfant. Mais les enfants ne sont plus en sécurité ces temps-ci, même dans le sein de leur mère.
Et il faut bien naître un jour.
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