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10/07/2011

La Semaine Sainte (2/10)

Il a été ordonné le 1er juillet 2012, dans le rite catholique syriaque. Sous les oliviers de notre jardin, nous avons bu à sa santé; le soleil était clair, il y avait dans le jour ce parfum de nouveauté, cet air d'aventure, ce petit vent qui donne l'envie de partir au hasard des chemins. Mais bien-sûr, depuis la guerre, il n'est plus question de partir au hasard des chemins. Nous parlions d'avenir, ce jour-là. De notre avenir. Dans ce pays, sur cette terre, sous ces arbres, maintenant. Mais aussi, mais surtout, dans l'éternité, loin de tout oriental fatalisme...

Veille des Rameaux.

Fataliste, le commissaire Jérémiah Varlin ne l'est pourtant pas. Mais les circonstances pour lesquelles on le rappelle dans la capitale un week-end l'excèdent.

- Ce n'est pas au ministre de me recevoir. Je veux parler au maire d'arrondissement.
- Mais monsieur Carreau a pris en charge le dossier, il y est très attaché personnellement...
- Et ce n'est pas monsieur Carreau qui va m'apprendre mon métier. Qui a signé l'autorisation de tenir ce festival, le ministre ou le maire ?
- Écoutez, moi je n'en sais rien, je ne suis qu'une secrétaire. Je vous appelle pour vous dire que le ministre vous attend à quinze heure. Si ça ne vous convient pas, ce n'est pas ma faute.

La curiosité l'a emporté. Jérémiah Varlin, muté en province depuis maintenant un an, se fiche bien d'un hypothétique retour dans les petits papiers du ministre. Mais Olivier Carreau, c'est le Président de la République, ou tout comme. Depuis le fiasco de la fuite des sans-papiers à la Tisse, le Président a nommé un pantin, charmant, diplômé et intelligent, mais suffisamment jeune et suffisamment attaché à sa carrière pour lui obéir au doigt et à l'œil. A titre personnel, monsieur le commissaire préférerait avoir quitté femme et enfants pour insulter un maire inapte, que pour se confronter à la suave hypocrisie couvée dans la douce chaleur et le calme cotonneux du douillet nid gouvernemental.

Le bureau ministériel n'a pas changé depuis l'époque héroïque de Sylvie Audimat. Les lambris sombres montant jusqu'au plafond, le bureau de bois foncé, le fauteuil imposant, la cheminée vide, et la fenêtre aux petits carreaux, maintenant fermée. A l'époque de Sylvie, cette même fenêtre faisait claquer les portes et voler les polycopiés au moindre coup de vent. La disgrâce de la ministre qu'il admirait tant n'a coûté à Olivier Carreau qu'un changement d'allégeance. Derrière la lourde porte de chêne, Olivier Carreau n'a pas seulement changé de bureau. Il a changé de stature, de cartes de visites, de corpulence même. Triste de voir un homme si jeune, qui, à peine atteint la trentaine, se laisse autant aller, remarque le commissaire. La suffisance s'étale sur le jeune visage poupin dont les petites lunettes rondes viennent renforcer la forme. Monsieur le commissaire le méprise plus encore qu'il méprisait Sylvie. Il n'attend pas la permission pour s'asseoir.

- Que me vaut le plaisir d'être rappelé dans la capitale ?
- Vous êtes un spécialiste, non ? Les conflits communautaires liés à l'appartenance religieuse...
- Mon mémoire étudie un conflit entre la communauté manouche chrétienne et la jeunesse maghrébine musulmane d'une cité dortoir. Le rapport avec l'affaire ?
- Vous avez aussi procédé au démantèlement d'un réseau de pilleur de tombes...
- J'ai procédé au démantèlement d'une secte sataniste, il y a quelques années, oui. Et je constate que les bureaux ministériels s'y entendent toujours pour amoindrir les faits.
- Écoutez, jouons franc-jeu.
- Vous pouvez ?
- Je vous ai appelé également pour une autre raison. Vous étiez en poste ici il y a un an. Nous avons tout les deux un compte à régler avec Descours... et cette foutue église de la Tisse.
- J'ai gagné une vie enfin plus tranquille, où prendre du temps avec ma famille. Vous avez hérité du bureau de votre ancien mentor. Descours et sa clique méritent en effet nos remerciements... Et comment mieux le remercier qu'en démasquant son meurtrier ? Sauf que je crois savoir que vous le tenez déjà... le gosse s'est rendu sans résistance, dit-on. Il ne me reste plus qu'à invectiver le maire qui a autorisé un festival à consonance satanique autour d'une église.
- Il ne s'agissait que de musique, le hard rock s'est toujours entouré d'un certain folklore...
Olivier a pincé les lèvres et froncé les sourcils comme s'il réprimandait un enfant qui commet une erreur dans la table de deux. Le commissaire s'est enfoncé dans son fauteuil. Il dissimule de son mieux un air goguenard. On le prend pour un enfant de cœur...
- Je vous rappelle que dans l'histoire, dans votre histoire, c'est moi le spécialiste... Et je suis juif, donc neutre. Alors je vous préviens : si vous me confiez cette enquête, la première de mes actions sera d'interroger les antécédents du maire. Pour voir si lui aussi, par hasard, n'avait pas un compte à régler avec Raymond Descours...
Olivier a l'air maintenant gêné. Furieux contre lui-même, il contemple un post-it jaune sur le coin gauche de son bureau.

- Ce n'est pas le maire qui a signé cette autorisation. C'est moi.
Il crache sa mauvaise humeur comme un venin. Le commissaire lui jette un coup d'œil apitoyé et attend la suite.
- Si je vous confie cette enquête, c'est aussi pour laver ma conscience. Essayez de trouver le mobile de ce jeune homme.
- Et s'il n'y en avait pas ? Le préservatif, la pédophilie, demain les finances du Vatican, autant de raison de haïr les prêtres. Et la goutte d'eau qui fait déborder le vase, c'est vingt-quatre heures de hurlements et de décibels dans les oreilles d'un gosse mal dans sa peau. Avec une victime toute prête, apportée sur un plateau d'argent par vos bons soins. Le voilà, votre mobile ! Je vous souhaite d'être un crétin fini, car sinon cela signifie que vous êtes un assassin.

Monsieur le commissaire n'a pas levé le ton. Avec cette tirade, il est certain de retrouver le foyer familial avant ce soir. Il n'a plus qu'à annuler la réservation de l'hôtel... Mais Olivier Carreau, qui serrait les dents depuis quelques minutes, se lève, lui tend la main et ajoute :
- Faites ce que vous pouvez. Tenez-moi au courant. Je veux être informé en temps réel.

Sans s'en rendre compte, il a utilisé la même formule que Sylvie Audimat.

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05/07/2011

La Semaine Sainte (1/10)

Voici la quatrième des nouvelles publiées sur ce blog, qui relatent les événements se déroulant autour de Notre Dame de la Tisse. Ceux qui ne connaissent pas encore Erwan, Sophie et l'Abbé Descours pourront les rencontrer dans les trois premières parties : la Dernière Escale, le Missionnaire et surtout les Enfants de Dieu.

Avertissement

Évidemment, il s'agit ici d'un roman. Toute ressemblance avec une situation réelle... à vrai dire, cette nouvelle a été écrite dans un contexte bien particulier. Ce récit, qui évoque plusieurs drames douloureux, ne vise pas à désigner des coupables. De fait, les feux de l'actualité n'ont déjà que trop tendance, en règle générale, à se tourner vers la partie émergée de l'iceberg, et à taire, sciemment ou non, les vérités noyées sous les eaux. A tort ou à raison : la partie émergée d'un iceberg est la plus petite, mais c'est aussi la plus visible, et par conséquent c'est elle qu'on craint, plus que la terrible masse qui flotte sous la surface et qu'on oublie.

Il ne s'agit pas non plus d'amoindrir des faits, de les passer sous silence, d'excuser les coupables. Ce récit prend le parti des victimes. Celles qui se sont vues refuser la justice, par les hommes, par la vie. Celles qui se sont vues victimes de l'erreur, de l'aveuglement, de la médisance. Celles enfin, qui subissent les dommages collatéraux, et qui retroussent leurs manches pour réparer les torts causés.

Le récit écrit en italique s'inspire assez fidèlement du témoignage d'un jeune irakien, qui évoquait comment ses amis, en particulier un jeune prêtre, ont connu le martyre le 31 octobre 2010 en l'église Notre Dame du Salut à Bagdad. Puisse leur sacrifice racheter nos trahisons.

La justice n'est pas de ce monde, pas plus que le Royaume de Dieu, entend-on souvent. En fait, il est à construire, et certains s'y emploient de leur mieux. Voici leur histoire.

1.

Je connaissais Bachar depuis l'adolescence. Nous étions du même rite et fréquentions la même paroisse. Petit à petit, nous avons commencé à nous retrouver partout : au groupe biblique, à la paroisse, au club de foot. Nous étions tous les deux des sociables et des sportifs, nous avons rapidement pris la responsabilité de ce club. Notre amitié s'est bâtie sur le terrain et à l'église. Je l'admirais, je l'ai toujours admiré. Il était beau. Il avait un regard et un sourire qui nous parlait. Il me manque aujourd'hui.

Aujourd'hui, un soleil blanc s'est levé sur la colline de la Tisse, les prémices d'un orage, ou d'une apocalypse. La pâle ombre de l'astre surnage au milieu d'un linceul de coton. Le ciel est laiteux, la ville silencieuse, noyée sous le cercle d'opale énorme, qui diffuse sa chaleur comme dans un four. Comme pour renforcer ce sentiment d'apocalypse, les pulsations d'une musique forte et rythmée traversent les lourds murs de pierres millénaires de Notre Dame. L'église est assiégée par la canonnade d'une étrange bataille qui se livre dehors. A l'intérieur, le calme légendaire des hauts piliers est troublé par les prières : une centaine de personnes se sont rassemblées sous les voûtes et prient le rosaire. Craignent-ils une catastrophe spatiale, un séisme, une éruption volcanique soudaine ? Attendent-ils les trompettes de l'au-delà, les cavaliers de l'apocalypse, l'ange de la mort ?

Un souffle d'air pollué éteint la flamme d'un cierge blanc. Sophie ne peut retirer son regard. Elle soupire, se lève, tend la main ; la mèche se penche vers un lumignon rouge, elle crépite, et s'embrase à nouveau. Mais le temps qu'elle retourne à sa place, un autre courant d'air a éteint la bougie.

L'abbé Raymond Descours soupire en regardant ses compagnons. Il y a trois mois, ils étaient si nombreux, débordant des rangées, encombrant le parvis, se serrant entre les piliers, pour enterrer Daniel. Et aujourd'hui si peu, juge t-il. Trop peu. Quand il s'agit de défendre l'Église, il n'y a plus personne. Il répond d'un hochement de tête au sourire de Jean. Ray-Casque-Granit cherche Erwan du regard. Le voici, près de la sacristie. Où est Sophie ? Naturellement, elle doit être là... son regard erre machinalement : de l'autre côté de l'église, avec les jumeaux roux, Anne et Ludo. Les braves d'entre les braves, les amis de toujours. Mais pourquoi Erwan s'est-il assis si loin de Sophie ?

Il n'a pas le temps de s'attarder sur la question. Les pulsations de la musique font comme vibrer l'air. Le combat continue, au dehors. Ce sont les jeunes qui se lèvent quand on appelle, remarque le prêtre. Les jeunes ou les vieux : ceux qui n'ont rien à perdre encore, ou qui ont déjà tout perdu. Mais aujourd'hui, trop de violence, trop de polémique : les plus âgés sont restés loin des vagues et du vacarme. Allons, ils sont peu nombreux : mais c'est la nouvelle garde, qui redresse les épaules à l'aube du nouveau millénaire, quand leurs aînés ont renoncé à tout.

Le battant de l'église s'est ouvert à la volée. Une ombre est sur le seuil, toute de noir vêtue. Les têtes se tournent, les regards valsent, d'un visage à l'autre. Ray-Casque-Granit réfléchit quelques secondes, à peine : est-ce un passant, un paroissien, ou alors... De loin, il remarque les vêtements sombres, le crane sanguinolent d'un sweat, le piercing à la lèvre, le maquillage noir. L'ombre ne s'avance pas, les deux bras ballants, et attend Dieu sait quoi. Le prêtre se lève et décide de marcher à sa rencontre. Deux cent yeux le suivent, alors qu'il avance dans l'allée principale, le long de ce rayon de lumière pâle que projette la porte grande ouverte. La dalle du seuil de l'église luit comme une peau blafarde qui transpire sous l'effet du soleil. Le battement des basses s'est fait plus fort encore. Même les vitraux tremblent. L'abbé Raymond Descours ose un sourire, quand il se trouve face au jeune homme sur le seuil.

- Pourquoi n'entrez-vous pas ?

L'ombre noire, vue de près, s'est réduite aux proportions d'un garçon encore adolescent. Mais le maquillage renforce le trait violent des cernes, et le regard est aussi sombre que la mèche qui apparaît sous la capuche rabattue. En un éclair, Ray-Casque-Granit a cerné la haine, le désespoir et l'appel au-secours du garçon qui lui fait face. Il répète en souriant, amical, apaisant :

- Pourquoi n'entrez-vous pas ?

L'église fait silence derrière. Soudain les sourcils du prêtre se froncent : ce garçon... est-il possible... que ce soit... Le jeune homme a plongé une main dans la poche de son sweat.

- Salaud.

Trois coups, au milieu de la tempête du dehors. Personne n'a rien vu. Mais le prêtre est lentement tombé à genoux. L'ombre noire n'a pas bronché. Dans la lumière pâle de ce dernier matin, Erwan est le premier à accourir. Mais c'est Jean, plus proche, qui reçoit dans ses bras le mourant, et le souffle court, le prêtre lui murmure enfin :

- Pardonnez-lui...

Monsieur l'Abbé Raymond Descours, ordonné le 1er juillet 1982, 173ème curé de la paroisse Notre Dame de la Tisse, a rendu son âme à Dieu.

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